Dans sa formulation originale, l'article 8 de la Constitution [du Chili] de 1980 interdisait la diffusion de doctrines qui se révélaient être contre la famille ou encourageaient la lutte des classes. Dans le cadre des réformes constitutionnelles, qui ont été convenues par la suite sous le gouvernement de Patricio Aylwin, c'est-à-dire dans l'ère de la transition politique ainsi inaugurée, cet article a fait l'objet d'une dérogation. Néanmoins, il convient de noter que la Cour constitutionnelle, dans une décision fondée sur ce même article, avait déjà emprisonné le leader socialiste Clodomiro Almeyda, en le déclarant « inconstitutionnel ». Le mot « supprimé » est resté et a accompagné cet article dans toutes les publications ultérieures du texte constitutionnel jusqu'en 2005, lorsque la soi-disant « Nouvelle Charte Fondamentale, ou Magna Carta » signée par le président [Ricardo] Lagos, l'a remplacé par ce que nous connaissons maintenant comme le Principe de Transparence relatif aux organes de l'État.
Au cours des dernières décennies, la notion de transparence des organes de l’État a gagné en force en tant que mécanisme palliatif pour faire face à la méfiance politique croissante d’une grande partie de la population. De grandes et importantes affaires de corruption secouent l'Amérique latine, rendant visible la rupture fondamentale, l'énorme distance entre la classe politique et la société. Bien sûr, cette distance n'est pas avec « les citoyens » dans l'abstrait. La classe dirigeante des hommes d'affaires, c'est-à-dire les groupes sociaux intermédiaires ou corps intermédiaires, qui sont hautement protégés par la Constitution, a, à son tour, sûrement et systématiquement été constituée comme le groupe de la société que l'État est tenu de protéger. La transparence de l'État a atteint un tel niveau que, contrairement à ce qui s'est passé sous les gouvernements de la Concertación [Coalition des partis pour la démocratie], il n'y a pas de [Michelle] Bachelet qui pourrait dissimuler les intérêts économiques d'un Luksic [milliardaire chilien], par exemple. Derrière le papier cellophane mis en place par l'État, on trouve [Sebastián] Piñera : il a pris la quatrième place parmi les plus grandes fortunes du Chili - comme l'indique le magazine Forbes en avril 2021, et il est le président de la République du Chili. Quant à la Concertación, malgré des gestes comme le changement de nom de la coalition politique de Coalition pour la Démocratie à Nueva Mayoría [Nouvelle Majorité] dans le cadre de la campagne politique organisée pour passer la seconde élection de Bachelet, et son inscription récente comme « lista del Apruebo » [liste J'approuve] ; et, d'autre part, l'émergence du Frente Amplio [Large Front], dont la principale promesse ou slogan a été « une politique aux mains propres », les choses n'ont pas changé de manière significative. Cependant leur appropriation des signifiants J'approuve et Dignité dans leur campagne actuelle liée au plébiscite, on peut observer que la méfiance de la population à l'égard de ces questions, ainsi qu'à l'égard de tous les partis politiques, loin de s'atténuer, ne cesse de croître. L'indépendance et l'autonomie politiques semblent être la marque de la nouveauté attendue des candidatures actuelles, même si les différences évidentes de visibilité publique vis-à-vis de l'opinion publique nous font hésiter sur la question cruciale de savoir si ces mêmes changements dans les forces politiques au niveau institutionnel - que ce processus constituant annonce -, seront suffisamment efficaces.
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Dans le domaine des émeutes continues de 2019, le féminisme a matérialisé un signifiant commun, que la république masculine n’a pas vu -ne pouvait pas voir-, exactement parce que les signifiants féminins étaient éloignés au-delà de la portée de la république masculine. Quant à l'histoire officielle, le mouvement féministe n'est pas intégré dans les politiques mémorielles. Les fantômes cachés dans l'héritage de la dictature sont présentés dans les textes scolaires sous la notion de Gobierno Militar [gouvernement militaire] et de Pinochet comme Président de la République. Une immense mer de photos en noir et blanc, qui laisse beaucoup de questions ouvertes sur les noms et les biographies des morts. Le palais de La Moneda [siège du Président de la République du Chili] en flammes ce 11 septembre était peut-être la seule image à laquelle on pouvait s'accrocher dans les années qui ont précédé YouTube. La sensation d'horreur devant l'indicible, ce pour quoi on ne nous avait pas appris de mots. Probablement, l'altération de cet imaginaire dans le transfert et le développement du Mai-2018 féministe, a été le noyau de ma propre expérience de compréhension, due à la massification d'Internet et des nouvelles technologies, qui allitèrent les modalités à vivre dans la politique. Où, c'est-à-dire, au milieu des bombardements croissants d'images, quelque chose reste, un effet de l'émeute (mochilazo) de 2001, la soi-disant révolte des « pingouins » [des collégiens] en 2011, et les multiples actions où les bâtiments des écoles ont été pris, occupés par des étudiants, luttant pour des revendications locales, ont provoqué une lueur d'espoir, qui par sa nature même, a rendu évident un mauvais sentiment de non bien-être. Dans les espaces éducatifs, certaines collègues féminines ont commencé à accuser la masculinisation de la politique, que les femmes et les dissidents qui osaient prendre la parole dans les classes et les assemblées devaient subir. L'éternelle relégation des corps féminins et féminisés, dans la dimension domestique des protestations, a généré le besoin de créer des espaces exclusifs pour parler des questions liées à la condition de la femme, à la question du genre et aux féminismes. En fait, cela a donné lieu à des transgressions des normes acceptées, ces normes qui ont été imposées à notre conscience, comme le tabou de la violence sexuelle et les violences portant le « stigmate du genre ». L'émergence de supports et d'outils technologiques tels que Facebook et d'autres outils de ce type a favorisé la propagation de cette parole dissidente, de cette parole non dite. Par exemple, jusqu'à cette époque, les sanctions contre la violence déterminée par le genre, une sorte de médiation des conflits dans les établissements scolaires n'était pas une possibilité, même pas considérée comme une possibilité lointaine ; elle n'existait tout simplement pas. Ainsi, les relations avec les institutions/organes sont devenues de plus en plus lointaines, de plus en plus étrangères à nous.
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Adicta imagen [Accro Image] d'Alejandra Castillo, montre à l'intérieur de ses multiples nœuds, la possibilité de repenser ce fil, c'est-à-dire, la prise de parole par et dans les différentes formes de féminismes. En ce qui concerne la perception du temps de la révolte, caractérisée comme estallido [éclatement] - éclatement social, éclatement féministe -, la philosophie féministe nous permet de repenser les temporalités à travers lesquelles nous parlons et racontons ce temps présent absolu, qui nous a été imposé depuis des points de vue éloignés liés à l'impossibilité de penser à un futur différent. L'immédiateté de l'image nous montre des milliers de candidats, hommes et femmes, qui se présentent pour devenir membres de l'Assemblée constituante à partir des préférences données par les algorithmes des réseaux sociaux. Les candidates et candidats apparaissent souriants, et leurs photos parlent de voter pour des femmes, de voter féministe, de voter pour la dignité. Les activités éducatives sont réalisées par le biais du zoom, et les organisations d'étudiants n'existent donc pas au-delà des différents forums et des vidéos live. Les nombres, les chiffres, les tweets, les selfies, les profils dans tinder, se déplacent rapidement à travers la verticalité des écrans, ainsi que la ligne de temps dans laquelle chaque réseau social enregistre une version différente de nos propres biographies. Les limitations ambulatoires causées par la pandémie ont eu pour effet que ces informations visuelles sont devenues notre seul réseau de contacts avec le collectif. Les êtres humains deviennent des images visuelles transportées par un appareil technologique très complexe, et par conséquent, la communication humaine se fragmente. La politique commence à s'articuler à partir du hashtag et de la conception d'un réseau de followers, dont la tâche est de viriliser la propagande et la publicité des candidats, hommes et femmes. Le triomphe réside dans le fait que ce qui a été publié dans l'un de ces réseaux sur Internet, peut devenir massifié jusqu'à un tel degré, de sorte qu'il peut transcender vers d'autres, et ainsi activer l'appel aux journalistes de la communication de masse comme la télévision, la radio, et les journaux.
L'immédiateté de la politique projette sur la conscience des gens un nouveau domaine de transparence. Par le simple fait que nous entrons dans leurs réseaux, nous pouvons apprendre quels sont leurs intérêts, comment ils s'habillent, quelles sont les conjonctures politiques qui les intéressent, quelle identité ils prennent comme toile de fond pour la construction de leur subjectivité et, en outre, quels sont les aspects de leur vie, appartenant à leur vie privée ou intime, qu'ils sont disposés à révéler et à nous montrer. Avec la parité, comprise comme une politique de présence, les campagnes révèlent ce besoin - comme le souligne Castillo - consistant en la nécessité ressentie par les femmes de se présenter comme suffisamment transversales et « transparentes », afin d'être utiles dans le jeu politique. Même si la construction d'une politique féministe a commencé à être une tâche pour les partis politiques après mai 2018, la multiplicité de ses signifiants revient à nouveau pour être encadrée sous le perspective de genre. La question des femmes redevient visible lorsqu'une sorte de filtre violet intervient sur l'image. Sa particularité est de mentionner la violence de genre, les droits sexuels et reproductifs, et la nécessité des femmes d'être nommées dans la nouvelle Constitution ou Magna Carta. Néanmoins, une telle perspective rend invisibles les tensions qui précèdent ce présent, rend invisible tout passé, véhiculant une sorte de vide du temps passé. Ainsi, d'autres passés pour ce présent prennent la forme d'un défi.
Ce livre nous invite à tisser à nouveau la force émancipatrice de la révolte, l'invention à partir de « l’en commun », c'est-à-dire de ce que nous avons réellement « en commun ». Il est donc indispensable de penser la chaîne d'autres passés, qui devrait modifier l'Histoire officielle du neutre-masculin, et sur les rôles que nous, femmes et dissidents, y avons joués, comme exceptions, comme mères, comme victimes, etc. Cependant, en lisant le Manifeste Cyborg de Donna Haraway, Castillo nous rappelle qu'il ne s'agit pas seulement de rendre visible ce qui a été exclu, mais aussi de transformer les coordonnées qui ont rendu ces exclusions possibles. Comment racontons-nous l'histoire du féminisme ? En quoi consiste notre mémoire féministe ? Comment se lève un moment constitutif qui, à son tour, habilite la percée d'autres corps, hommes et femmes, dans la protestation ? Voilà quelques questions que sa lecture nous propose. Si la parité rend ces questions visibles, et nous permet de nous concentrer et nous mettre en perspective sur le développement d'autres corps féminins, alors les questions fondamentales sont les suivantes : Quelles expériences, quelles histoires, nous permettent de penser à une autre politique ? Celle où les féministes ne deviennent pas membres de la classe politique. Deuxièmement, où - malgré le fait que beaucoup d'entre nous n'occupent pas d'espaces institutionnels -, nous ne ressentirions pas le vide, le fossé, entre le pouvoir politique et nos vies. Troisièmement : où la distance ne serait pas seulement un problème considéré avec dédain à travers les chiffres et les nombres reflétés dans les enquêtes statistiques. Quatrièmement, des politiques qui peuvent rendre visible la possibilité de repenser pourquoi et comment, nous souhaitons être nommées par l'État. Cinquièmement, des politiques où la fiction de la transparence ne nous éblouira pas - ni ne nous aveuglera - et ne nous empêchera donc pas de projeter d'autres avenirs, au-delà de l'ordre colonial de la famille et de la division de classes.
* Sofía Esther Brito (1994). Écrivaine et militante féministe. Compilatrice de « Por una Constitución feminista » [Pour une Constitution féministe], « Desafíos para nuestro momento constituyente » [Défis pour notre moment constituant], entre autres textes.
[1] Traduit de l’espagnol et l’anglais par Andrea Balart-Perrier.
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