“Rabat-joie” (killjoy) sans humour, puritain.e défendant l’égalité au détriment de la liberté: tel est le portrait brossé des féministes dénonçant les inégalités et les violences structurant nos sociétés et nos vies. Elles répondent à cette description discréditante en revendiquant la nécessité de rendre visible les injustices, et leur ampleur, pour les déconstruire en les remettant en cause réellement, profondément. Il s’agit de regarder en face le “pourquoi” et le “qui” des inégalités afin de pouvoir porter un “vers quoi” juste et heureux pour tou.te.s et chacun.e. Dénoncer conjointement un système de domination/d’oppression et les individus qui le font vivre, ce n’est pas se repaître d’une chasse aux bourreaux ou se complaire dans la victimisation, c’est refuser de participer au déni des inégalités et de leurs causes. Les accusations envers les féministes, en particulier de délation (cancel culture), participent d’une ruse visant à stigmatiser le doigt, pour ne pas voir la triste et lourde réalité qu’il montre. Les féministes sont ainsi associées à la lourdeur qu’elles dénoncent. Ceci alors que, comme plus largement les responsables d’association et activistes engagé.e.s contre les injustices, les féministes revendiquent de porter un militantisme qui puisse aussi être joyeux. Le militantisme joyeux est considéré comme une alternative au burn out militant car vecteur de liberté et de bienveillance, de sororité. Cette approche ouverte du militantisme est souvent associée à la célèbre citation de l’anarchiste Emma Goldman ayant répondu à un camarade qui venait lui dire, alors qu’elle dansait dans une soirée, que son comportement n’était pas conforme à la décence exigée par la lutte : « une révolution où je ne pourrai pas danser ne sera pas ma révolution ».
Etre engagé.e pour l’égalité, c’est ainsi défendre la liberté de tou.te.s à être léger.e, mais aussi à ne pas avoir à cacher la lourdeur constituant les systèmes de domination et les parcours individuels. La stigmatisation de la politisation des violences et des injustices va en effet de pair avec la dévalorisation de celleux qui sont associé.e.s à un rapport trop sérieux, trop lourd à la vie. « Prendre de la distance », « Lâcher prise », « Vivre au/le présent », « Positiver/voir la bouteille à moitié pleine », « Profiter/Enjoy » : ces mantras sont énoncés comme des conseils indiscutables et sages. En creux, ils marginalisent celleux qui ont été façonné.e.s par la lourdeur de leur histoire, entre parcours individuel et collectif. L’ode à la légèreté s’inscrit dans la valorisation d’un présent qui ne fait pas d’histoire car il est détaché des histoires, petites et grandes. Elle prend la forme d’une injonction homogène ne tenant pas compte du fait que certains présents ne sont pas indissociables d’un passé portant des contradictions et des tensions, de la violence et de l'enfermement. C’est être dans le déni vis-à-vis de la profondeur, potentiellement blessée et douloureuse, qui fait l’humain. On ne naît pas léger ou lourd, on le devient, non par volonté ou dé.mérite, mais par ce qui constitue les parcours de chacun.e, dont les héritages, plus moins chargés de dureté et de poids.
C’est un cercle vertueux pour celleux dont la légèreté n’est pas une impossibilité, que cela soit par leur histoire personnelle ou leur appartenance à des groupes privilégiés. Sous couvert de bienveillance, c’est une violence supplémentaire pour les vies blessées, les individus vulnérabilisés, violentés. L’éloge de la légèreté est d’un esthétisme apparemment facile, mais politiquement signifiant. Le modèle épicurien et joyeux prétendument à portée de volonté qu’il promeut dit le caractère insoutenable de la lourdeur des injustices, des violences. L’enjeu est de ne pas les museler sous ce prétexte, mais de les appréhender comme inacceptables.
S’en tenir à une injonction à la libération et à l’épanouissement individuel, via la promotion du développement personnel ou de tout autre bricolage, entre agency et empowerment, ne permet pas d’interroger la dimension collective et politique des inégalités. Cette approche s’inscrit en effet dans une logique méritocratique conservatrice transformant les inégalités systémiques en expression légitime de faiblesses et de forces personnelles. L’injonction dépolitisante “Si tu veux, tu peux” est ainsi appliquée comme un écran permettant de ne pas voir ces violences, ces injustices qui ne gâchent la fête que quand on les rend visibles. Gâcher la fête est ainsi un passage obligé. Ce passage est inconfortable, voire dérangeant, pour celleux qui parcourent avec aisance et assurance le boulevard tracé par une histoire qui fait la narration de leur légitimité à marcher devant. Celleux qui le promeuvent le font conscient.e.s du poids de cette histoire, entre colère et danse, vers un horizon plus émancipé et partagé.
* Réjane Sénac, politiste, autrice en particulier de L’égalité sans condition. Osons nous imaginer et être semblables (Rue de l’échiquier, 2019). Son prochain ouvrage Radicales et fluides. Les mobilisations contemporaines, à paraître aux Presses de Sciences Po le 14 octobre, aborde la possibilité et les modalités d’une émancipation partagée en analysant ce qui fait commun et controverses entre les engagements pour la justice sociale et écologique, contre le racisme, le sexisme et/ou le spécisme, engagements souvent appréhendés comme une somme de revendications particularistes. Elle a pour cela effectué une enquête qualitative auprès de 124 responsables d’association et activistes.
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