[fr] Géraldine Franck - Le sexe, c’est déjà du genre

Dans ses travaux, la biologiste Anne Fausto-Sterling « souhaite montrer que la catégorisation en deux sexes biologiques est le résultat d'une décision sociale de diviser l'humanité en deux groupes, afin de les hiérarchiser » [1]. Tandis que la plupart des études féministes veillent à distinguer le sexe (organes génitaux) et le genre (une construction sociale des attendus de l’être femme et de l’être homme), Anne Fausto-Sterling démontre que le sexe même est traversé de considérations sociales, et que « le sexe, c’est déjà du genre ». En effet, quid des personnes intersexes ? [2]. Comment qualifier les personnes dont les organes génitaux anatomiques, les gênes (combinaisons chromosomiques atypiques) et les hormones (insensibilité des récepteurs à androgènes ou surproduction de testostérone ou d’œstrogène) ou encore gonadique (testicules internes ou externes, ovaires ou gonades mixtes) ne forment pas un continuum clairement mâle ou femelle ? 

Comme l’écrit Gabrielle Richard « Les critères pour établir si un sexe biologique est « adéquat » sont très stricts et en révèlent le caractère construit […] les médecins responsables d’examiner et d’opérer les corps intersexués – car les interventions chirurgicales bien qu’injustifiées, sont couramment imposées – s’appuient exclusivement sur des critères d’hétérosexualité pénétrative » [3]. Richard écrit par ailleurs que les adultes passeraient davantage de temps à interagir avec les enfants agissant en adéquation avec les stéréotypes de genre, il y aurait donc pour les enfants une rétribution à la conformité de genre. Elle explique que des comportements genrés sont ainsi à la fois attendus et récompensés, tant par les parents que par les enseignant·es. « Les attentes de genre agissent à ce titre pratiquement comme des prophéties autoréalisatrices, faisant dans les faits advenir ce qu’elles anticipent » [4]. Par ailleurs, comment qualifier les personnes qui se disent non-binaires [5] ? 

Compte tenu de toutes ces questions, Fausto-Sterling propose de figurer le sexe et le genre sous la forme de « différents points dans un espace multidimensionnel ». Thomas Laqueur quant à lui rappelle dans son ouvrage La fabrique du sexe que « Dès l'Antiquité, Aristote, par la définition de l'ordre des êtres, et Galien, par la définition du corpus anatomique, fondent le modèle du sexe unique, qui sera dominant jusqu'au XVIIIe siècle » [6]. Jusqu’à ce siècle, selon Laqueur, le corps humain était vu comme unisexe, le sexe féminin étant une inversion du sexe masculin, les organes sexuels étaient considérés comme similaires, internes dans un cas et externes dans l’autre. L’historienne Michelle Perrot a écrit concernant cet ouvrage : « Ce livre remarquable […] montre comment s’est effectuée à partir du XVIIIe siècle, avec l’essor de la biologie et de la médecine, une “sexualisation” du genre qui était jusque-là pensée en termes d’identité ontologique et culturelle beaucoup plus que physique… Le genre désormais se fait sexe, comme le Verbe se fait chair. On assiste alors à la biologisation et à la sexualisation du genre et à la différence des sexes » [7]. Gabrielle Richard relate des constats contemporains qui viennent étayer ces croyances plus anciennes : « Les organes sexuels considérés comme masculins et féminins fonctionnent de façon plus similaire que différente. Ils sont tous utilisés pour uriner. Leur pilosité est accentuée à la puberté. Lors de l’excitation sexuelle, ils deviennent plus sensibles. Ils peuvent avoir une érection, se lubrifier et éjaculer » [8] (basé sur les travaux d’Odile Fillod, 2017). On voit bien que les représentations que nous avons du sexe biologique ainsi que la façon que les scientifiques ont d’étudier cette question est directement corrélée à nos perceptions sociales. 

Les personnes trans [9] sont parfois critiquées, notamment par certain·es féministes, pour « renforcer les stéréotypes de genre » et donc contribuer à la binarité des genres en « passant » d’un genre à l’autre. Le sociologue Emmanuel Beaubatie rappelle que cette conformité de genre peut relever d’une stratégie afin d’anticiper le regard potentiellement normatif des experts médicaux et juridiques et également que :

    « Les changements de sexe ne se résument pas à des passages d’une catégorie de sexe à l’autre. Beaucoup de personnes s’identifient autrement que comme des hommes ou des femmes. Ces personnes se disent souvent « non binaires » (« non binary » en anglais), mais certaines se disent simplement « trans’ », « gender fluid » ou encore « queer ». Le mouvement non binaire a connu une expansion significative au cours des dernières années. Les personnes qui refusent de se dire homme ou femme sont de plus en plus visibles […] Non seulement les trans’ peuvent refuser les catégories d’homme et de femme, mais ils et elles n’ont pas tous et toutes recours à des modifications corporelles ou à un changement de sexe à l’état civil. Dans les identités comme dans la pratique, il existe une grande diversité de genre » [10].

Le genre, une construction sociale mais une réalité matérielle par la discrimination

Si la différence des sexes relève bien de la culture puisqu’elle n’a rien de naturel, cela ne veut pas dire pour autant que la matérialité biologique des organes génitaux n’existe pas. Par contre ces organes ne peuvent pas, à eux seuls, déterminer le sexe et encore moins le genre d’un individu. Aussi, quand on demande à de futurs parents le sexe de leur enfant, la seule réponse exacte pourrait être « Cet enfant semble avoir un pénis / une vulve » (Puisque dans ce cas on réduit le sexe et ses réalités génétiques, chromosomiques et hormonales à un seul critère, son aspect génital). Mais souhaitons-nous réellement savoir de quels organes génitaux est pourvu un enfant à naître ? Tant que le genre ne sera pas défait, la seule réponse respectueuse de l’enfant pourrait être : l’enfant nous le dira.

Max L. a écrit « le sexe est une construction sociale avec une réalité matérielle […]. Fermer les yeux sur le fait que les corps influent sur notre traitement dans la société est de la mauvaise foi, une posture privilégiée adoptée par celleux dont le corps n’est pas au quotidien source de maltraitance et d’oppressions » [11]. Ainsi, si le sexe n’a pas une assise scientifique si solide que cela, on ne peut pour autant occulter le fait que les corps sont perçus comme sexués et que cela induit un traitement défavorable aux dépens des corps catalogués comme non-masculins, ce que l’anthropologue Françoise Héritier a nommé « la valence différentielle des sexes ».
La philosophe et autrice Monique Wittig avait quant à elle écrit :

    « La catégorie de sexe est une catégorie totalitaire qui, pour prouver son existence, a ses inquisitions, ses cours de justice, ses tribunaux, son ensemble de lois, ses terreurs, ses tortures, ses mutilations, ses exécutions, sa police. […] La catégorie de sexe est une catégorie qui régit l’esclavage des femmes et elle opère très précisément grâce à une opération de réduction, comme pour les esclaves noirs, en prenant la partie pour le tout, une partie (la couleur, le sexe) au travers de laquelle un groupe humain tout entier doit passer comme au travers d’un filtre. Il est à remarquer qu’en ce qui concerne l’état civil, la couleur comme le sexe doivent être « déclarés ». Cependant, grâce à l’abolition de l’esclavage, la « déclaration » de la « couleur » est maintenant considérée comme une discrimination. Mais ceci n’est pas vrai pour la « déclaration » de « sexe » que même les femmes n’ont pas rêvé d’abolir.
Je dis : qu’attend-on pour le faire ?» [12].

Alors, oui qu’attendons-nous pour abolir la déclaration de sexe dans tous les espaces, majoritaires, où cette précision n’est d’aucune utilité ?


[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Cinq_Sexes Consulté le 18.05.2021. 

[2] « Selon les spécialistes, environ 1,7 % de la population naît avec des caractéristiques intersexes, ce qui est comparable au nombre d'enfants qui naissent avec des cheveux roux » 

[3] Gabrielle Richard, Hétéro, l’école ? Plaidoyer pour une éducation antioppressive à la sexualité, Editions du remue-ménage, 2020, page 15.

[4] Op. cit., page 71.

[5] Définition d’Emmanuel Beaubatie « C'est un terme assez récent qui existe en anglais ("non-binary") et qui désigne des personnes qui ne s'identifient pas à une des deux catégories de sexe établies, qu'on connaît donc : hommes et femmes. Donc des personnes qui refusent de s'inscrire dans un système de genre dichotomique, binaire » Podcast « Sortir du patriarcapitalisme. Transfuges de sexe. Une analyse matérialiste des parcours trans » 
Version retranscrite 

[6] Thomas Laqueur, La fabrique du sexe, Gallimard, 1992. Extrait de la présentation du livre sur le site de la maison d’édition : http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/NRF-Essais/La-fabrique-du-sexe Consulté le 18.05.2021.

[7] Citée dans Annick JAULIN, « La fabrique du sexe, Thomas Laqueur et Aristote », in Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 14 | 2001, mis en ligne le 03 juillet 2006. Consulté le 02.06.2021. URL : 

[8] Richard, op. cit., page 140.

[9] « Une personne transgenre, ou trans, est une personne dont l’expression de genre et/ou l’identité de genre s’écarte des attentes traditionnelles reposant sur le sexe assigné à la naissance » Par opposition à cisgenre.

[10] Emmanuel Beaubatie, Transfuges de sexe, La Découverte, 2021, pages 16 et 150/151.
 

[12] Monique Wittig, « La catégorie de sexe » (1982), La pensée straight, Editions Amsterdam, 2018, p.44-50.



* Géraldine Franck. Militante égalitariste, coordinatrice de l’ouvrage Droits humains pour tou-te-s, publié chez Libertalia, fondatrice du Collectif anti CRASSE, compte vegane_ou_quoi sur instagram.




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