[fr] Marion Feugère - Bill

Notre prénom a 6 lettres
Notre corps les mêmes os, les mêmes muscles

Nos peaux sont différentes
Notre rire, strident 

Entre nous il y a ce mélange d’eau et d’air qui fait tout


On part en vacances
Je connais ta mère, ton père, tes frères, tes grands-parents, même ta tante
On est assises à côté en cours
Les gens nous envient cette complicité rare 
Une bulle argenté en acier forgé qui renvoit tout sur son passage
Des professeur.es dépité.es, des parents attendris, ton bulletin de notes est meilleur que le mien

Chez toi il fait bon vivre et 

Chez moi



Alors naturellement on passe plus de temps chez toi


En plus de ce fil invisible entre nos deux nombrils il y a ces notes de musiques autour de nos têtes
C’est dans l’air, sous terre, sur nos tempes, nos lèvres 
Ca ne se voit pas, ça se vit, ça se vibre, il faut le vivre

Ces cours de chant prit pendant des années, ces couloirs vides où l’on résonnait
Cette épreuve du Bac où toi au piano et moi au shaker 
C’est Just the two of us de Bill Withers
Chanté en boucle en triple en années entières
C’est 20/20
C’est Avec toi tout est possible

Tu es la jumelle que j’aurais rêvé d’avoir
Je suis la sœur que tu n’as jamais eus

On ne s’arrête jamais de parler
Tu m’apprends à être patiente
Je t’apprends à faire des choix

On s’aime même quand on se déteste, pour toute la vie mais pas tout le temps

Parfois on se retourne juste une seconde et on compte les années
1 2 3 4 5 6 7 8 9 « Toute amitié qui dépasse la barre des 7 ans est plus susceptible de durer toute une vie. » je lui dis après avoir lu ça dans un magazine random

Le temps comme une seule éclipse

J’y crois dur comme fer
Croix de bois croix de fer si je mens je vais en enfer

On écoute toutes les reprises de Just the two of us mais aucune n’est meilleure que la nôtre

Avec toi impossible d’utiliser le terme « amie »
J’ai l’impression de mentir
Je ne sais jamais comment te présenter alors je dis « ma sœur »

Et ça y est, ça sonne juste 

Ta mère m’appelle « ma fille adoptive »
Et vous me souriez toutes les deux dans la cuisine

Je peux mourir comme ça


Tu pars vivre en Espagne, en Angleterre, au Canada, aux Etats Unis, les étés tu pars au Brésil, en Chine, sur le voilier de tes grands-parents, 

Et moi je t’attends
Je te manque
Je te hâte

Je te ne quitte jamais vraiment

Quand on se retrouve ta peau est plus matte, des fois je suis jalouse 
J’aimerai être toi, avoir ta famille, être de ta famille, ce calme, une vie aisée et facile

Mais tout ce qui compte, c’est nous qui nous tenons les côtes en riant
C’est nous construisant des châteaux dans le ciel 

On vit le divorce de tes parents
L’alcoolisme de ma mère

On vit les ruptures après 3 ans
On vit les dépressions

On vit Les Demoiselles de Rochefort
On vit toutes les comédies romantiques de merde au cinéma que tu insistes pour aller voir parce que tu refuses d’aller voir quoi que ce soit d’autre

Et je râle
Mais au fond je crois que j’aime bien ça

Tu me rassures
Tu me donnes
Tu fais du bien
Tu m’accueilles
Tu m’acceptes

C’est de la magie

Oui on fait de la magie
On 
Seulement nous deux
Construit des châteaux dans le ciel
Et
« Merci d’être là, je t’aime. »
Nos esprits sont des arc-en-ciel


*


Et puis comme si c’était trop beau, trop parfait, trop réel
On se connaît depuis presque 10 ans et je tombe amoureuse
J’en ai bavé en amour, et tu le sais, tu as tout suivi, toujours été là

Cette personne est différente, trop proche de toi, de ta famille, de ce que pourrait être ta famille, et je te vois t’éloigner sans pouvoir te rattraper

Sœurs oui

Mais non

J’entends dans ton silence le choix que tu me demandes de faire
Et je te hais tellement pour ça

On se voit de moins en moins
Je me transforme en chienne attendant éternellement la promenade que tu voudras bien me donner
Je reçois tes appels et demandes instantanées à des heures sans noms
J’accoure au plus vite
Pour une dose de tendresse
Que tu me refuses

Je ne sais plus qui je suis

Je suis tombée amoureuse
Par terre
Personne pour me relever
Personne ne me relève
Surtout pas toi 

Tu me regardes
Et c’est comme
Et c’est comme courir sur un tapis roulant sans fin
Entièrement pliée à tes volontés et humeurs

Ne comprenant rien à la situation


Je vais le quitter je pense
Je respire comme je pleure

On m’enlève une sœur pour un amant

Ce qui nous effleurait hier nous transperce aujourd’hui

L’amitié qu’est-ce que c’est
Un amour vingt fois plus fort, vingt fois plus dense, vingt fois plus passionné 
Des promesses toujours tenues, des vêtements échangés, des conseils dans la nuit, des cigarettes fumées par dizaines sur des marches d’escaliers, des secrets dans la salle de bain, des films et séries par milliers, des « On peut se voir maintenant s’il te plaît ? » des « J’arrive tout de suite ». Des « Merci d’être là, je t’aime ». Des «T’imagines quand on aura des gosses si on a des gosses ». Des châteaux dans le ciel. On parle au futur, et c’est bon.

Le 30 mars 2020 Bill Withers meurt et je me retrouve comme une conne au rayon électroménager du Carrefour de ma ville à pleurer en entendant notre chanson

Des fois je croise des regards, des corps qui te ressemblent dans la rue

Je nous fais vivre dans le passé
C’est tout ce qu’il me reste 

Je vois les gouttes de pluie tomber comme de petits cristaux
Et tu vois la beauté de tout ça
C'est quand le soleil vient briller à travers
Pour faire ces arc-en-ciel dans mon esprit
Quand je pense à toi des fois
Et je veux passer du temps avec toi
Seulement nous deux
On peut le faire si nous essayons
Seulement nous deux
Seulement nous deux
Seulement nous deux
Construisant des châteaux dans le ciel
Seulement nous deux
Toi et moi



* Marion Feugère est une artiste lyonnaise, créatrice et productrice de podcasts, notamment sur les femmes, la littérature et les sexualités. Quand elle n'enregistre pas, elle peint et écrit de la poésie. Textes biographiques, poèmes érotiques, c’est l’écriture de la sensation qui y est ici mise au centre de son œuvre.




© Marion Feugère.





Original photography © Carolina Larrain Pulido.
Image postproduction: Andrea Balart-Perrier.

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