[fr] Juliana María Rivas Gómez - Pas seulement des princesses

 Berlin, mars 2021

En mars 2020, j'ai eu mes vacances tant attendues et, à cause de la pandémie, j'ai décidé de me rendre à Los Santos, la ville fictive qui simule Los Angeles dans la cinquième version de GTA 5 [Grand Theft Auto]. L'un des jeux les plus passionnants auxquels j'ai jamais joué, avec un bon sens de l'humour, qui se moque et fait une parodie de la vie et de la violence. Cependant, même si je peux comprendre l'ironie du jeu et les stéréotypes racistes et sexistes exagérés, au moins les personnages masculins ont une histoire et tu peux les jouer. Les personnages féminins manquent d'esprit : le large éventail de personnages va de la femme grincheuse qui parle d'aller au salon de beauté, à la femme au foyer pratiquant le yoga, en passant par la danseuse de bar qui, en la touchant, permet de terminer la "mission".

Je considère les jeux vidéo comme une sphère sociale qui pourrait facilement être plus flexible et perméable pour contribuer à une société moins discriminatoire, une société qui favorise la diversité et qui n'est pas nourrie par le dogme du genre binaire. Il offre des possibilités infinies de nous représenter dans d'autres personnages et nous donne la chance de jouer en ligne avec des personnes d'origines, de langues et de couleurs différentes. L'imagination va très loin et il y a des jeux pour tout le monde.

J'ai eu le privilège d'être initiée aux jeux vidéo à un très jeune âge. Avoir une console au début des années 90 n'était pas chose courante, et j'ai aussi tout appris d'autres femmes : avec ma grande sœur, nous nous sommes aventurées ensemble à sauver la princesse Peach, ma mère excellait dans le jeu Tetris et ma grand-mère était la seule personne que j'ai jamais vue gagner l'étape la plus difficile de Dr. Mario. Bien que ma première exposition aux jeux vidéo se soit faite par l'intermédiaire d'autres femmes, le contenu des jeux était totalement masculinisé et hétéronormé. Les héros sont presque toujours des hommes, les personnages féminins sont soit les prix ultimes, le trésor à sauver ou des personnages qui peuvent t’aider à gagner de l'énergie pour continuer l'aventure passionnante du héros. Et je ne parle même pas du manque de personnages de genre différent. 

Eh bien, le patriarcat fonctionne de cette façon, il peut soit nous exclure directement, soit nous enfermer dans des espaces étroits avec des frontières claires de ce que nous pouvons et ne pouvons pas être. Cependant, lorsque nous jouons à des jeux vidéo, nous voulons accomplir la mission afin, au moins dans notre imagination, de franchir ces limites. Parfois, nous cherchons à nous identifier à ce personnage. Bien sûr, ce n'est pas toujours possible ; personne ne voudrait être un psychopathe alcoolique comme Trevor Phillips dans GTA 5, mais peut-être pouvons-nous éprouver de l'empathie pour d'autres personnages plus sympathiques, comme les frères Mario et Luigi. Mais peu de jeux nous donnent l'occasion de ressentir de la sympathie pour un personnage féminin si nous voyons qu'il est complètement vulnérable au monde, qu'il n'a aucune volonté propre, qu'il est facilement kidnappé, qu'il doit être sauvé ou qu'il est en mission pour satisfaire les plaisirs des personnages masculins. Comment cela va-t-il aider à renforcer la confiance d'une pré-adolescente, si les hommes sont forts et fougueux et les femmes faibles et toujours en danger ? Enfant, j'étais le héros, je voulais que la princesse Zelda me remette l'Ocarina du temps ou qu'elle sauve la princesse Peach de son éternel enfermement. Je n'avais pas envie d'être la princesse enfermée, même si je jouais habillée en princesse.

Les relations de genre déséquilibrées dans leur contenu et leur intrigue font partie de ce qui est montré comme attrayant et séduisant pour commencer le jeu : sauver la fille qui est piégée. Mais on l'oublie dès que l'on commence la mission. Comme le dirait Anita Sarkeesian, les femmes sont le ballon, pas l'adversaire.

En même temps, les corps des personnages féminins, même lorsqu'ils sont les protagonistes, semblent être conçus pour le goût macho hétérosexuel. Les héros masculins sont habillés confortablement dans leurs tenues d'aventuriers, et les femmes ? en chemises courtes, décolletés plongeants et montrant idéalement leurs jambes. On a beaucoup écrit ces derniers temps sur l'évolution moins sexualisée de la célèbre Lara Croft, une évolution importante dans l'industrie.
 
Il y a également peu ou pas de représentation des genres en dehors du binaire. Il y a des exceptions, comme Overwatch, qui a créé des personnages de diverses origines, orientations sexuelles, corps et couleurs. Bien qu'ils aient reçu quelques critiques pour avoir récemment ajouté uniquement des personnages blancs, ils restent révolutionnaires dans le développement de leurs protagonistes. Malheureusement, ces efforts spécifiques n'ont pas encore imprégné l'ensemble de la communauté des joueurs.

La culture des jeux en ligne, dans laquelle tu dois interagir avec des milliers de joueurs que tu ne connais pas, soutient également de fortes pratiques sexistes. De nombreuses personnes (qui ne se conforment pas à la définition d'un homme cisgenre accro aux jeux vidéo) choisissent de cacher ou de déguiser leur identité de genre pendant le jeu afin d'éviter tout risque de harcèlement et ainsi pouvoir jouer en toute tranquillité. On peut même trouver des idées et des stratégies pour y parvenir sur le web. D'autres préfèrent éviter ce genre de jeux et chercher des espaces plus sûrs. Et c'est ainsi qu'un environnement à prédominance masculine continue de se maintenir. Dans les salons de discussion en ligne, les expériences des femmes et des dissidents vont des insultes, du harcèlement sexuel et de la discrimination aux menaces de viol et de mort. Par ailleurs, au Chili, la création d'un jeu en ligne incitant à la violence transphobe a été dénoncée.

L'industrie du jeu vidéo est également entachée de ces problèmes. Dans cette industrie de plusieurs milliards de dollars, il y a eu un certain nombre d'allégations de mauvaises pratiques de travail envers différentes sociétés de développement dans différentes parties du monde. Par exemple, Rockstar Games est accusé de ne pas payer les heures supplémentaires ; Telltale Games a apparemment fermé ses portes sans préavis et sans compensation pour ses travailleurs ; Riot Games a accumulé les allégations de harcèlement sexuel, y compris de la part de son Président-directeur général ; Capcom a été accusé de ne pas autoriser la formation d'un syndicat. Chez Electronic Arts, on accuse les employés d'être soumis à un stress élevé en travaillant plus de 100 heures par semaine. De nombreux rapports révèlent également l'existence d'une culture sexiste et misogyne sur les lieux de travail de ces entreprises, montrant qu'il existe une "culture des frères", que les femmes démissionnent davantage et que les postes de direction sont basés sur le mérite. Et une méritocratie sans égalité des chances est plutôt le néolibéralisme dans lequel nous vivons et puis, du moins pour moi, cela cesse de faire sens. Et bien, si les jeux vidéo sont pensés et développés dans ces espaces, il faut s'attendre à ce qu'ils continuent à se matérialiser dans leurs créations.  

Les hommes ont dominé le monde des jeux vidéo et, malheureusement, ils ont véhiculé des discours et des dynamiques machistes qui sont reproduits dans les jeux qu'ils produisent, dans le comportement de ceux qui y jouent et dans les entreprises qui les développent. Cette idée d'hommes forts, dominants et agressifs contre des femmes fragiles, dispensables et servantes du plaisir est encouragée.

Heureusement, la communauté des joueurs n'a pas manqué d'efforts pour s'attaquer à ce problème. Comme We Play Too [On joue aussi], une protestation en ligne contre la discrimination dans les jeux ; Women in Games [Les femmes dans les jeux], une organisation internationale qui encourage l'égalité des chances dans l'industrie du jeu vidéo ; ou les tentatives de certains développeurs d'avoir des arbitres en ligne ou de créer des plateformes de plaintes. Ces efforts ne sont pas sans problèmes : l'expérience de Gaming Ladies [Les dames du jeu], un événement qui se voulait un espace sûr pour promouvoir la participation des femmes aux jeux vidéo, a fini par être annulé en raison d'un boycott par les hommes. Je suis enclin à penser que les événements séparatistes sont une action de plus à entreprendre pour corriger de force le manque d'opportunités.

Il y a également beaucoup à explorer dans les efforts d'Anita Sarkeesian pour promouvoir une culture de jeu plus inclusive et féministe : son analyse et sa réflexion sur les jeux vidéo ont acquis une reconnaissance internationale ; et avec son ONG Feminist Frequency [Fréquence féministe], elles ont créé la première ligne d'assistance téléphonique contre le harcèlement dans les jeux vidéo. Bien sûr, Anita a dû subir une campagne de harcèlement à son encontre pour son activisme dans la dénonciation des violences sexistes.

Cela n'a rien de choquant ; il s'agit plutôt d'une confirmation que, dans le monde des jeux vidéo, il y a aussi beaucoup de travail à faire pour mettre fin aux profondes inégalités des genres qui engendrent haine et discrimination. Je suis fière de ne pas être surprise quand je vois qu'une réalisation majeure n'est pas celle d'un homme. Je suis certaine qu'ils ne concentrent pas toutes les compétences et tous les talents. Je sais que c'est avant tout le manque d'opportunités pour les autres d'accéder aux espaces d'apprentissage, à la liberté de création, aux postes de direction ; la difficulté de se maintenir dans ces espaces tout en faisant face à la discrimination et à la violence ; et de pouvoir profiter de ces opportunités lorsque nous les obtenons. Nous devrons continuer à prouver que notre identité de genre ne définit pas nos intérêts ou nos compétences. Et face à un tel défi je vais maintenant revenir sur la PS4, je vais probablement voler la meilleure voiture que je puisse trouver, je devrai peut-être affronter la police et ensuite je choisirai Franklin et partirai en longue mission pour finir la journée. 



* Juliana María Rivas Gómez (elle), féministe et sociologue avec un master en développement urbain. Elle vit actuellement à Berlin et forme une organisation pour créer des projets de développement socio-urbain en Amérique latine tout en jonglant avec les difficultés d'être une migrante en Europe pendant une pandémie mondiale. Elle participe activement à des organisations liées aux luttes émancipatrices, principalement en Amérique latine.



[1] Traduit de l’espagnol et l’anglais par Andrea Balart-Perrier.




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