[fr] Raphaëlle Riol - La bouffonne que tu redoutais (une histoire d’amour jamais écrite)

    Je ne t’accuserai pas d’avoir vu en moi une proie puisque je suis venue te trouver. Nous nous connaissions à peine. Je t’avais envoyé des messages puis fixé un rendez-vous auquel tu n’es jamais arrivé parce que tu avais trop picolé. Cette première fois, tu n’as jamais trouvé le chemin jusqu’à chez moi. Au téléphone, tu bredouillais n’importe quoi. Tu étais perdu. Malgré tout, j’ai persisté. Après plusieurs tentatives, tu as cogné à ma porte. 
    Et j’ai ouvert.

    Dans ta vie, à l’époque, il y avait :  l’alcool, ta sœur, ta mère. Dans le désordre. Cocktail sirupeux indigeste. 
    Pas de place pour moi. Je l’ai su tout de suite. Je ne sais pas ce qui m’a pris de croire que tu pourrais m’en octroyer une. Peut-être cette curieuse manie d’inventer des histoires.

    Homme fragile, tu as tenté de donner le change, la présence d’une écrivaine à tes côtés te demandait une contenance que tu n’avais pas. Ça t’épuisait. Tu ne lisais pas. Peu de choses t’intéressaient hormis le foot, la télévision, Créteil.  
     Et ta mère, cela va de soi. 
   Tu m’accompagnais partout où je te proposais d’aller. Lorsque je te demandais si tu avais des envies, tu me répondais tout sourire que tu ne savais pas. Cela t’arrangeait de faire plaisir, tu disais. Et de rajouter : « Je suis l’homme gentil ». 

    Souviens-toi du proverbe : « Larbin heureux, malheureux en amour ».  
    Tu as tenté de lire un de mes romans mais tu t’es vite arrêté. 
    Tu n’avais pas le temps. Et puis tous ces mots que tu ne comprenais pas… Le langage, ce n’était pas ton truc. Chacun comme il est. Le monde et sa belle variété. 
    Qui ne se ressemble pas ne pourra jamais s’assembler. 

    Le premier week-end où nous sommes partis ensemble, ta mère a appelé cinq fois. Les accidents de voiture l’angoissaient. Sa peur était légitime, tu affirmais. Et puis c’était ta sœur qui n’arrivait pas à trouver la bonne chaîne sur la télévision. Et puis c’était de nouveau ta mère qui voulait savoir si tu serais présent pour le dîner du dimanche soir ou pas.  D’ailleurs, que préférais-tu ? Du poisson pané ou un steack haché ? Déni du temps qui passe. Mélancolie castratrice. Tu serais fidèle au poste pour le dîner. Nous partirions plus tôt de Normandie. Et puis ta sœur resurgissait. C’était la fête de Machin. Il fallait lui téléphoner. Tout de suite. Immédiatement. Tu t’exécutais pour ne pas les décevoir. « Mam’s et Soeurette » s’en donnaient à cœur joie. 

    On se voyait les week-ends. Chez moi, puisque chez toi, c’était chez ta mère. Vous habitiez ensemble. « La vie, cette chienne, ne vous avez pas permis de vous libérer de ses aléas ». 
    J’aurais dû fuir. 
    J’étais pourtant experte en fuite. 
    Va savoir si je n’étais pas en train d’écrire mon prochain livre… 
    Faut-il souffrir pour écrire ? 
    J’ai dû croire en une histoire qui refusait une suite.

 
    Chez ta mère, il a vite fallu se rendre. Pour une fois que tu réussissais un truc, choper une fille, exhiber le trophée devenait une urgence. J’ai émis des réticences. Aussi tôt dans une relation ? 
    Ta première colère a été laide et assumée. 
    « Aux yeux de qui étions-nous un couple si même ta propre mère ne pouvait constater les faits ? ». 
    T’as crié, t’as claqué la porte, t’es revenu, t’as de nouveau braillé. 
    J’ai culpabilisé. 
    J’aurais dû fuir. Et t’oublier. 


    Mais tu es revenu. Tu as dit : « J’ai merdé », tu t’es excusé, tu as pleuré. Ce n’était pas ton genre. Autrefois, si. Mais désormais cela ne se reproduirait plus ». 
Dans tes discours, il y avait un avant, un après. Toujours la preuve par le futur. 
    En guise de réconciliation, nous sommes allés dîner chez ta mère qui n’a cessé de t’humilier sur fond de BFM tv. Elle a laissé la téloche allumée. Tout le monde braillait. Il y avait un reportage sur les nationalistes corses. Elle m’a demandé si mon père avait un flingue chez lui puisqu’il était corse. Ensuite, elle s’est vantée de laver tes slips, tes chaussettes et de te faire à manger. 
    Tu avais trente-cinq ans. 
    Tu as baissé les yeux et as répondu : « Merci Maman ». 


    Homme faible et lâche, la vie à tes côtés, c’était donnant-donnant. Sur tout, tout le temps. À chaque fois que tu t’excusais pour les insultes, les cris, les hurlements, je devais faire un effort afin d’équilibrer les compromis. 
   Notre histoire ressemblait à sa fin. Sans queue ni tête.
   C’est vite devenu compliqué. Je ne connaissais pas tes amis, tu refusais de rencontrer les miens. Nous vivions en autarcie avec tes frustrations, tes pétages de plomb, tes mensonges, tes logorrhées de justification. Homme autoproclamé gentil, néanmoins ravageant. 
    Le néant m’a cernée.  

    Tous les dimanches matins, tu explosais. Pour une raison ou une autre. Une histoire d’éponge mal essorée, de mot incompris, de début de match raté, de Mam’s … Tu hurlais, m’insultais, tapais dans les murs. Tu mettais des heures à te tirer alors que je n’attendais que ça : le calme après la tempête, l’accalmie avant la prochaine. Ton départ pour retrouver mes heures, mes secondes, ma présence au monde. 
    Ton grand corps électrique devenait dangereux. Tu ne semblais plus contrôler tes bras et tes jambes parcouraient mon appartement balayant tout sur leur passage. Demi-tour demi-tour, demi-tour. Mais jamais de révolution. Les jambes des mecs désaxés sont des compas qui blessent et tuent.  
      Puis tu claquais la porte. 
      Enfin.
    Tu ne rentrais pas chez toi. Pas tout de suite. Homme compas, tu tournais dans mon quartier histoire de voir si je descendais te supplier. Si j’allais m’excuser de ne pas être celle qu’il fallait que je sois. Une ou deux fois, ça a marché, j’ai voulu tourner la page pour mieux recommencer. 
    Homme brouillon.
    Trois petits tours et puis revient. 
    Jamais satisfait. Froissé. Obscur. Raté.
    Trois petits tours et puis s’efface. 
   Et puis revient. Le samedi suivant, tu sonnais. Tu avais merdé, tu étais désolé. C’était de ma faute mais tu ne t’énerverais plus. Jamais plus, foi de triste animal. Le mensonge et le déni sont des chapitres essentiels de l’histoire de la violence. 

      Pour nos premières vacances, tu t’es tiré avant la fin.
    Tu ne savais pas ce que tu voulais. Moi si. Et ça te rendait fou. 
    Une autre fois, j’ai dû descendre de la voiture parce que tu hurlais : « Casse-toi ». Nous étions dans Blois. J’ai marché le long du grand pont pour prendre l’air, puis je suis vite montée dans un train pour ne plus entendre ta voix de mâle mal éduqué. Une autre fois, je n’ai pas pu descendre car nous étions sur l’autoroute et tu hurlais tellement de tes bras désarticulés que j’ai eu peur de me retrouver dans le fossé.
  J’enchaînais les migraines, les crises d’urticaire, les heures à fixer le plafond. 
    À ne plus rien faire.
    À ne plus arriver à prendre la bonne décision.
   Je n’écrivais plus, n’avais plus le temps de grand-chose hormis gérer tes colères et attendre. Je doutais de tout. Je m’oubliais.
   Il fallait que je te quitte. Mon chat ne te supportait plus. 

    Il y a eu cette dernière fois. Sans surprise, un dimanche matin. Je lisais un article sur les violences conjugales. Tu t’es mis à hurler que les hommes aussi subissaient. Homme contrarié par les faits rien que les faits. Cette fois-là, tu as mis plus d’une heure à dégager. Tu as braillé, agité ta tête, tapé dans les murs. « Bouffonne, bouffonne », tu ne cessais de vociférer des menaces au milieu des injures. 
    La bouffonne t’observait et ne disait rien. Trente minutes pour faire tes lacets. J’attendais debout à côté de la porte d’entrée. D’évacuation. Cette fois-là, j’ai su que ce serait la dernière. Lorsque tu es sorti, j’ai récupéré ma vie. Immédiatement et sans regret. Droite.

    Tu t’es excusé, tu avais merdé, tu ne recommencerais plus. Tu ne t’énerverais plus. Tu t’excuserais, tu merderais. Tu ne recommencerais plus. Tu jurais. Tu jurais. Tu jurerais craché.  
    Et puis tu as pleuré. Au téléphone, sur mon répondeur. Derrière ma porte. 
    Tu ne recommencerais plus. Tu avais changé. Tu mentais mais tu avais changé. Tu ne recommencerais plus. Tu mentais. 
    Adieu Mâle absurde, tu ne me manqueras pas. Voilà ce que je t’ai répondu.

      Qu’es-tu devenu par la suite ? 
    Ta vie a dû reprendre son cours. Les matchs, Mam’s et Soeurette. Le néant. Ta violence inavouée, mal soignée. Sans queue ni tête : tout toi. 
   Ta violence, ton absence de volonté, de désir, de curiosité. 
     J’ai sauvé ma vie en te détestant, homme néant.  

     J’aime de nouveau les dimanches. 

     Et de loin, de plus loin encore que l’avenir, laisse-moi te révéler ceci : la bouffonne que tu redoutais, c’était toi. Parce que tu savais que l’homme gentil n’existait pas. 



* Raphaëlle Riol est romancière. Elle a publié cinq romans dont Amazones, ultra Violette et le Continent sorti en mars 2021 aux éditions du Rouergue. 




2 comentarios:


  1. ufff !!! la prochaine fois que vous rencontrez un homme comme celui-ci, fuyez immédiatement! Il y a de très bons hommes.

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  2. Super touchée par ce texte! merci

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