En mars 2019, dans un wagon de métro rempli principalement d’hommes d’âge moyen revenant de la manifestation de gilets jaunes, une adolescente tenait une pancarte sur laquelle on pouvait lire : « Vous gérez nos clitoris aussi mal que la planète. »
Au-delà de la dimension politique que suscite cet acte isolé et d’une haute insolence, la revendication de la jeune femme fait subitement apparaître dans le champ public ce qui manque à la réalité de son être vivant. En nommant explicitement le clitoris, elle ne rappelle pas seulement qu’elle a droit à la jouissance, elle revendique le droit à la reconnaissance de l’intégrité de son corps et de sa parole. Elle ne dit pas « nos sexes », elle nomme délibérément l’organe dont on ne dit pas le nom. Organe interdit, mis au silence par l’ordre social et patriarcal depuis le 19è siècle, le clitoris s’invite depuis quelques années dans le champ de la revendication féminine pour dire son grand désir à participer aux changements démocratiques et libertaires. Malgré son insolente infraction dans l’espace public, il peine encore aujourd’hui à bouger les lignes de l’ordre social vertical où le désir des femmes a été culturellement construit au bénéfice de la maternité et du couple hétérosexuel.
Le clitoris fait écho au clinamen qui, tous deux issus étymologiquement du mot latin « clitus », signifient la pente, la colline, le versant. Joli accord phonique et sémantique ! Lucrèce dans le De Natura définit ainsi le concept philosophique de clinamen : « Les atomes descendent en ligne droite dans le vide, entrainés par la pesanteur. Mais il leur arrive, on ne saurait dire où et quand, de s’écarter un peu de la verticale, si peu à peine, qu’on peut parler de déclinaison. » En quoi le clitoris, ignoré pendant des siècles et mis à jour dans les années 2000 par la recherche gynécologique, pourrait-il incarner une déviation par rapport à la norme ? Cette découverte récente – on devrait en rire – mérite donc une brève description. Vestige invisible de l’anatomie, il forme une arche déployant ses membres musclés autour de l’orifice vaginal dont l’emplacement est marqué par le fanion du bouton rose situé à son extrémité septentrionale. Ce bouton très sensible, quand il est stimulé, a la capacité de faire bander les arches à la démesure de son plaisir et d’humidifier le canal vaginal – pour ouvrir la voie au pénis et accessoirement à la procréation. Car si le clitoris est biologiquement relié au vagin, il n’en est pas moins un stimulateur de plaisir autonome. (À remarquer que la femme a la capacité de procréer sans avoir eu de plaisir sexuel). L’homme n’a pas d’organe sexuel uniquement dédié au plaisir. Le pénis lui sert à uriner, à se reproduire, à faire l’amour. Alors comment ne pas penser le supplétif clitoris dans la voie reproductive de l’espèce comme un écart par rapport à la norme masculine dominante ? L’acte sexuel se révèle le lieu où s’exprime ce non-rapport entre les hommes et les femmes (clin d’oeil à Lacan), quelque soit la satisfaction que les partenaires puissent éprouver dans leur étreinte. Souvent, l’éjaculation masculine clôt les ébats alors que la femme n’a pas encore épuisé son désir. Les orgasmes ne coïncident pas.
Quoi d’étonnant que les hommes aient conçu, avec jubilation et jalousie, d’exciser le trouble-fête de la domination masculine ! Le clitoris ne serait qu’une provocation de la Nature, une déclinaison contre-nature de l’expression du désir de la femme. Selon les études menées sur la drague au temps des réseaux sociaux, les hommes ont tendance à l’inhibition quand une femme manifeste trop ostensiblement son désir sexuel. Ils ont l’impression de ne plus être dans leur rôle, d’être affaiblis et privés d’initiative. La femme désirante leur fait peur ou ne les excite pas. Si d’aventure, la femme inverse les rôles, l’homme se sent dans une position d’impuissance et prend la fuite. C’est-à-dire qu’il prend le rôle de la femme de laquelle il attendait une résistance. Il est communément admis que l’intensité du désir chez les femmes serait moins forte que celle de l’homme toujours prêt à bander. Elles auraient besoin, dit-on, qu’on lui manifeste des sentiments pour faire l’amour. Évidemment ces croyances ne sont que des stéréotypes de genre construits par un formatage culturel depuis l’enfance. Je serais plutôt encline à penser que les femmes, si différentes soient-elles dans l’expression de leur désir, ont plutôt besoin de stimulations érotiques plus larges. Dans cette préparation érotique, la caresse clitoridienne est un facteur essentiel du plaisir sexuel féminin. Alors pourquoi le clitoris, si sensible et essentiel à l’épanouissement érotique de la femme demeure-t-il encore la grande inconnue de la vie sexuelle des hommes et des femmes ?
La réinvention du récit
C’est en 1905 que Freud réinvente le personnage du clitoris dans le récit de la sexualité féminine. S’il ne réinvente pas totalement la fable de « la verge féminine », il en propose une toute autre interprétation, qui sous couvert d’autorité intellectuelle n’en est pas moins fantasmatique : réduire le clitoris à un vestige anatomique et minimiser sa puissance orgasmique dans l’accomplissement de la femme adulte. À la petite fille, le plaisir de son joujou clitoridien, à la femme adulte la jouissance de son vagin. Ce transfert du plaisir d’un organe à l’autre, de l’abandon du clitoris pour le vagin impose l’interdit de la jouissance aux femmes. En rapportant métaphoriquement le clitoris à un manque de pénis, Freud a tout simplement entravé le possible devenir de la femme. Devenue toute vaginale, elle n’en demeure pas moins incomplète puisqu’un pénis lui fait défaut, puisque le clitoris n’a pas vocation à la signifier. L’infantilisation du clitoris a assigné symboliquement au corps féminin une destinée maternelle tout en créant arbitrairement dans le champ social des rapports de force entre les hommes et les femmes. Dans un sens, avec « le désir de pénis », Freud réactualise le modèle vétuste de l’unisexualité humaine, à contre-sens du mouvement de libération qu’initie la psychanalyse avec la découverte de l’inconscient et la levée des refoulements. Dans le schéma freudien, la femme n’existe pas, ou plutôt n’existe qu’imparfaitement, car le modèle physiologique parfait reste originellement le modèle masculin, telle est tristement la représentation judéo-chrétienne de Freud. La raison d’être de la femme, c’est l’homme ! La fable de Freud n’a guère varié de la fable originelle. Ce qui varie d’une époque à l’autre, c’est le logos, le langage qui refonde l’imaginaire et les représentations mentales et spatio-temporelles d’une société, un récit fabriqué pour assigner aux corps leurs fonctions.
Sexuation et symboles
Le clitoris, l’organe en creux dans le rapport sexuel dessine en filigrane le clinamen, la possible déviation de la voie directe, j’entends du vagin, le fourreau de la verge, le récipient de la semence et la matrice. Quelque soit leur nom, les organes ne sont que des métaphores. Le poète Antonin Artaud a payé de son corps interné sa désobéissance aux automatismes et aux systèmes avilissants. « Le corps est le corps, il est seul et n’a pas besoin d’organes, le corps n’est jamais un organisme. » (Pour en finir avec le Jugement de Dieu, Poésie Gallimard)
Le débat faussé qui a partagé les femmes entre clitoridiennes et vaginales a-t-il cours encore aujourd’hui ? A l’initiative de la gynécologue obstétricienne Odile Buisson, des recherches ont été menées sur le clitoris dès les années 2000 et grâce à l’échographie, on découvre enfin la réalité physique de cet organe jusqu’alors réduit à un bouton rose. Le clitoris se déploie autour du vagin avec deux larges arches remplies de terminaisons nerveuses qui se gonflent de sang lors de l’excitation. Le vagin quant à lui est très peu irrigué de terminaisons nerveuses et semble n’avoir qu’une fonction passive dans l’accès à l’orgasme. La première échographie d’un coït réalisée en 2010 montre à l’image la contraction significative des deux arches provoquée par le va et vient d’un phallus. Il n’y aurait donc pas d’orgasme vaginal ! Ainsi se terminerait la fable. Mais les questions demeurent. Comment expliquer qu’une femme ne puisse pas jouir ? Quelle est la part psychique dans la sexualité féminine ? Envisage-t-on la médicalisation de la frigidité à l’instar du viagra pour les hommes ?
Autant dire que la découverte de la toute puissance orgasmique du clitoris pourrait redéfinir le rôle des femmes sur l’échelle sociale, amoureuse, et sexuelle que les hommes ont fixée depuis belle lurette. Le corps féminin n’est plus seulement dévolu à la maternité, il réclame aussi sa part de jouissance dans le festin collectif. Reconnaissance de sa liberté d’agir, de circuler dans la rue en toute sécurité, de faire entendre sa parole, d’être mère ou de ne pas l’être, tout simplement de se faire sujet sans se soutenir de l’homme atavique et du vieux schéma hétérosexuel. Comme l’a si bien clamé la jeune fille sur sa pancarte, les hommes continuent à gérer le clitoris sans foi ni loi.
* Claire Tencin est autrice et éditrice à Paris. En 2020, est paru son dernier roman, La Tencin, femme immorale du 18è siècle, ardemment éd. (disponible sur le site ardemment.fr). Entre autres fictions, elle écrit pour celles que l’Histoire a effacées, comme Mme de Tencin et Marie de Gournay, philosophe et éditrice de Montaigne.
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