[fr] Romane Sauvage - Renverser le mythe de la sorcière

D’Ulysse à Robinson Crusoé, en passant par Narcisse ou l’arche de Noé notre société est traversée de mythes. Ils prennent la forme de textes religieux, de légendes locales ou de contes racontés aux enfants pour leur faire comprendre le monde. Mais au-delà des récits, les mythes sont sociaux, sont structurels et structurants de nos sociétés. Ils permettent d’en garantir la stabilité et de justifier son fonctionnement en déployant un message, des valeurs, croyances et idéaux. Par exemple, dans les mythes précédemment cités, les acteur.rices principaux.ales sont tous des hommes : une façon de les mettre sur le devant de la scène qui témoigne et justifie, en creux, de la place dominante des hommes dans la société occidentale. 

Naturaliser les catégories de genre

Le patriarcat, comme forme d’organisation sociale dans laquelle les hommes exercent le pouvoir dans tous les domaines, y compris dans les sphères familiales et intimes, repose sur une série de mythes. Ceux-ci peuvent être des histoires originelles, c'est-à-dire narrant les temps immémoriaux de l’origine du monde et des humains. Ils donnent un fondement et une justification au fonctionnement genré, binaire de notre société. La Bible, par exemple, pose les deux catégories comme tout à fait premières, en nommant Adam et Eve, respectivement homme et femme. Et ce, en faisant d’Eve la mère de l’humanité, elle-même créée par Dieu, à partir de la côte d’Adam. Celui-ci est ainsi décrit comme le premier humain. Par exemple, l’exégèse de Saint Jérôme, qui propose ce mot de côte, fait de cette naissance le symbole de la subordination d’Eve à Adam. 

La catégorie homme devient alors normale au sens où la position matérielle idéale dans la société est le fait d’être un homme (donc de disposer d’un ensemble d’attributs pour entrer dans cette catégorie). Mais comme le patriarcat n’est pas le seul système de normes et de valeurs qui régit le monde humain, cette position est couplée avec d’autres critères, d’autres avantages : l’origine ethnique, la classe économique, la religion, la sexualité… Le fameux « rich white old man » est, sans doute, la combinaison ultime de ces facteurs. 

Conséquemment, le masculin devient, dans les représentations, le neutre ou la base. Dans la langue française, le « masculin l’emporte sur le féminin ». Dans les journaux, le point de vue « neutre » est en réalité celui d’hommes blancs, souvent aisés [1]. Les catégories d’homme et femme sont naturalisés dans leur déséquilibre.

Distribution des attributs

Les mythes relaient aussi, par de grandes figures récurrentes, des exemples de ce qui est acceptable ou non du point de vue de la société. Dans les histoires racontées dès le plus jeune âge, les descriptions de femmes convoquent des séries d’images, d’adjectifs, de représentations qui forment la femme idéale ou son antithèse. Indirectement, ces mythes posent donc le cadre de ce qu’une femme doit être ou ne pas être. Être une femme correcte c’est être celle qui attend dans sa tour d’ivoire, victime, qu’un preux chevalier, un homme, vienne la sauver. Si aujourd’hui rares sont les personnes coincées dans des tours d’ivoire, ce profil donne indirectement la consigne aux petites filles : rester fragiles et calmes, être aidées, chaperonnées. Ou le grand méchant loup les mangera.

Et l’opposée de cette femme correcte c’est la figure ultra récurrente de la sorcière. Cette femme a évolué hors des codes de la société, de la normalité. La sorcière est le symbole de tout ce que les femmes ne doivent pas être et est, de fait, hors du système social. En la définissant comme antithèse de la femme parfaite, ce mythe permet de maintenir le système patriarcal. 

La sorcière est tantôt sexualisée, très belle et envoûtante, tantôt repoussante et malfaisante, seule et aigrie, pleine de cheveux blancs et pustules. Elle est aussi cette femme seule, cette femme à chat, cette femme à barbe, cette femme qui n’enfante pas, cette femme qui ne suit pas les préconisations religieuses. En somme, cette personne qui n’est pas femme comme le système patriarcal et hétérosexuel l’a défini. Cette femme qui refuse la binarité de la société, mais aussi tout ce que cela implique des rapports de pouvoir. Elle est la Lilith, démon féminin de la tradition juive, celle qui ne se cantonne pas à son rôle de mère mais qui choisit une sexualité débridée, en dehors des normes. 

Le renversement du mythe dans le féminisme

Les chasses aux sorcières sont radicalement misogynes en ce qu’elles s’attaquent à toute forme d’écart à ce que doit être une femme dans un système patriarcal. Car, si les sorcières font peur aux plus jeunes, elles n’ont rien de créatures aux pouvoirs malfaisants, mais sont des êtres qui ont l’audace de menacer l’intégrité du système patriarcal. Les chasses aux sorcières du XVIe siècle représentent ainsi bel et bien une série de féminicides particulièrement organisés. 

C’est l’ouvrage de Mona Chollet, Sorcières, la puissance invaincue des femmes, qui, le plus récemment, a rassemblé ce propos. L’autrice dit à France Culture, à propos des 100 000 « sorcières » tuées entre le XIVe et le XVIIIe siècle : « C’étaient beaucoup les veuves, les célibataires, les femmes qui n’étaient pas sous le contrôle d’un homme en fait. C’étaient aussi les vieilles femmes et beaucoup d’entre elles ont été brûlées à l’époque. La vieille femme, c’est aussi la femme qui n’est plus utile pour le pouvoir patriarcal. Elle a perdu sa force de travail souvent, elle ne peut plus faire d’enfants, elle n’est plus considérée comme agréable à regarder. » Si l’on ne brûle plus de sorcières, ce mythe est latent dans chacune des représentations féminines présentes dans notre société. 

Sorcière est un terme performatif, désignant la sorcière comme personnage mis au ban et mettant à l’écart la personne désignée comme telle. C’est tout l’objectif du réseau d’images lié à ce personnage. Sur France Culture, Mona Chollet détaille : « Comme les supplices étaient publics, on peut penser que le fait de voir une autre femme brûlée pour avoir eu un comportement déviant, ça devait avoir un effet disciplinaire énorme sur l’ensemble des femmes. » Ainsi, dit-elle dans son livre : « toutes les femmes, même celles qui n’ont jamais été accusées, ont subi les effets de la chasse aux sorcières. La mise en scène publique des supplices, puissant instrument de terreur et de discipline collective, leur intimait de se montrer discrètes, dociles, soumises, de ne pas faire de vagues. En outre, elles ont dû acquérir d’une manière ou d’une autre la conviction qu’elles incarnaient le mal ; elles ont dû se persuader de leur culpabilité et de leur noirceur fondamentales ». 

Et leurs conséquences ont perduré. Comme l’explique l’autrice il faut « [...] explorer la postérité des chasses aux sorcières en Europe et aux États-Unis. Celles-ci ont à la fois traduit et amplifié les préjugés à l’égard des femmes, l’opprobre qui frappait certaines d’entre elles. Elles ont réprimé certains comportements, certaines manières d’être. Nous avons hérité de ces représentations forgées et perpétuées au fil des siècles. Ces images négatives continuent à produire, au mieux, de la censure ou de l’autocensure, des empêchements ; au pire, de l’hostilité, voire de la violence. Et, quand bien même il existerait une volonté sincère et largement partagée de leur faire subir un examen critique, nous n’avons pas de passé de rechange. »

Le féminisme, c’est alors reprendre les attributs de la sorcière pour les assumer en ce qu’ils sont révolutionnaires, en ce qu’ils remettent en cause le patriarcat et ses injustices intrinsèques. Le féminisme est un renversement de ce personnage mythique qu’est la sorcière, mais aussi des représentations dont font l’objet les femmes, pour un monde plus juste. 

Le système capitaliste et patriarcal tente l’autoconservation, l'annulation de ce renversement, comme le souligne Mona Chollet : « Pratique spirituelle et/ou politique, la sorcellerie est aussi une esthétique, une mode… et un filon commercial. Elle a ses hashtags sur Instagram et ses rayons virtuels sur Etsy, ses influenceuses et ses autoentrepreneuses, qui vendent en ligne sorts, bougies, grimoires, superaliments, huiles essentielles et cristaux. Elle inspire les couturiers ; les marques s’en emparent. Rien d’étonnant à cela : après tout, le capitalisme passe son temps à nous revendre sous la forme de produits ce qu’il a commencé par détruire. » Mais à la fois, elle rappelle qu’« [une] mince ligne de crête sépare ce développement personnel – fortement mêlé de spiritualité – du féminisme et de l’empowerment politique, qui impliquent la critique des systèmes d’oppression ; mais, sur cette ligne de crête, il se passe des choses tout à fait dignes d’intérêt.» En s’appuyant sur la popularité retrouvée des sorcières, il en faudra alors peut-être peu pour faire pencher la balance du côté de la révolution féministe. 


[1] Sur ce point, lire Le génie lesbien d’Alice Coffin.



* Romane Sauvage. Diplômée en datajournalisme et journalisme, titulaire d’une licence d’histoire et d’une licence de littérature. Mes sujets de prédilections sont l’environnement, l’économie et la culture. Dans chacun d’entre eux le féminisme est un outil d’analyse majeur. 




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