Et mon amie me parle et devant moi je vois cette main de petite fille qui gratte le mur recouvert de planches en bois. Entre chaque planche, il y a une anfractuosité bien marquée, et elle place ses ongles dans ces interstices.
Mon amie parle et mes orbites la regardent mais à l’intérieur de mes yeux il y a cette planche de bois et ma main de petite fille. Elle bouge lentement et semble incertaine dans son évolution, elle bouge lentement et bientôt elle arrivera à la prochaine anfractuosité sans que l’ensemble de son corps n’ait nullement bougé. Je réponds que je ne sais pas si je viendrai au cinéma demain, et la main a cette fois atteint une planche bien lisse ; je ne sais pas ce que fais le reste du corps. Oui, un film drôle ce serait très bien ; le bois dur est rassurant sous la peau volatile de mes doigts. Je suis là apeurée et prise dans une stupéfaction étonnante et je me dirige vers la salle de classe comme d’habitude, dans une habitude si normale. Et pendant que je joue ma vie avec mon amie, il y a cette main de petite fille qui cherche les anfractuosités entre les planches de bois ; seul ce mouvement du corps, imperceptible et tenace, appartient à Lili barbouillée d’un vert grisonnant.
Il y a des herbes qui poussent à sa droite et des arbres qui viennent tapisser l'entrée de son lycée mais sur chaque tige et au dos de chaque branche il y a un tressaillement qui vient d'un peu plus bas dans le corps que la main, et la main caresse doucement les petites entailles dans le bois. Les lycéens passent devant son regard visant opiniâtrement l'au-deçà de l'apparente réalité, et dans chacun de ses pas il y a une jeune fille et une main qui caresse des planches en bois.
Elle dort et la main sur le bois vient gratter la paroi de ses songes.
Elle se réveille et le bois vient effleurer la sortie parmi les Autres qui n’en est pas une.
Elle boit, elle marche, elle rit, elle parle, elle s’habille copieusement, se nourrit avec soin, regarde par la fenêtre la vie qui est dehors et partout il y a l’intérieur de la main.
C’est ça, vous voyez. Des yeux décolorés et une main qui n’en finit jamais de passer ses doigts le long d’une planche de bois aux anfractuosités réconfortantes.
Au sein des anfractuosités parcourues par les doigts de Lili, il y a deux instances qui reviennent impertinemment se frotter contre sa peau ; Le Pourquoi, le Comment.
Dans le Comment et le Pourquoi, il y a une vérité désirée qui n'arpente aucun des sentiers du vécu corporel ; au sein des interstices boisés, aucune instance ne vient prononcer leur nom. Le comment et le pourquoi ; ces deux instances fatidiques que lui imposaient la mère, les juges, l'Autre et toute la ribambelle des spectateurs éberlués.
« Pourquoi tu l'as laissé faire ? » « Comment est-ce que ça a pu arriver ? » « Pourquoi est-ce que tu n'as rien dit ? » dans cette dernière question se joue le drame d'un temps suspendu ou les instances logiques de la cause et de la manière ont échoué piteusement à imposer leur règle.
Pourquoi. Comment. Règne inerte d’interrogations infondées, qui s'inscrivent sur une terre stérile et dénuée de toute capacité verbale.
On ne retrouve pas le corps en étalant des mots acharnés ; elle songe de loin à ce que peux ressembler l’expérience de son film ce soir ; pendant qu’elle commence à s’habiller, le « pourquoi » et le « comment » virevoltent autour de ce charnier de jeunesse qu'on lui avait attribué comme enfance.
L’enfant, la femme, Lili, et Lili et la féminité, la féminité de Lili qui appartient à tous sauf à Lili, et puis il faudra aller au cinéma bientôt, l’amie attend, les amis tendent sa vie et l’étirent devant ses yeux comme un mirage extensible ; et dans un espace recroquevillé, les deux instances attendent toujours.
Elle regarde le miroir. Ajoute encore un peu d'artifice miroitant. Le noir sur ses yeux vient cerner la profondeur de ce regard marron qu'on a appelé « ses beaux yeux ». Sa peau est tendre, lisse et belle comme on peut l'espérer d'une peau qui a 16 ans. Le miroir est devant elle et le défi de son regard est un éternel entretien avec le regard de l'Autre. Du rouge s'ajoute sur les lèvres devant le miroir, et le masque est magnifiquement posé.
La chambre est balayée du regard, tout est présent et à son service pour la rendre plus belle encore, qu'il est jouissif de munir cette jeune fille de tous ces belles breloques.
Le masque, persona : c’était ça d’abord. L’artificialité, le sublime artificiel qui peut tout être, car il n’existe jamais qu’en surface. Elle pouvait se déguiser selon ses désirs, et dans le fil de son appartenance manquée au genre féminin, elle avait dévoilé des prouesses de fabrication.
La femme qui veut être l’apparat splendide de la féminité, la femme encore et toujours dans les gestes, dans la voix, dans les regards qui appellent l’écho d’un désir non voulu et pourtant désiré par chacune de ses manigances. La briseuse de cœur qui n’en avait plus : une séductrice sans prunelles.
Et au milieu des bijoux, au cœur des peaux satinées, il y avait une main, une main de petite fille qui ne peut plus arrêter de caresser les planches de bois, parce que toute interruption viendrait lui montrer la scène qui se passe plus bas, ce meurtre évanescent de son bassin.
* Anaïs Rey-cadilhac, 25 ans ; intérêt pour la littérature, les sciences sociales et l’interculturalité de manière générale.
Après des études à Lyon, je vis actuellement à Montpellier ma ville d’origine où je donne des cours de FLE (Français Langue Etrangère).
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