[fr] Lou Cadilhac - Mes amies et Fanny Polly

    Je bois lentement mon café, assise sur cette chaise bien trop haute pour que je m’y sente bien, dans cette cuisine au long passé familial. Devant mes yeux baillant passe cette beauté féline qui partage ma vie, mais entre mes artères il n’y a aucune place pour mon amour d’elle. 
Mon frère est en face de moi. Je lui parle, dans les mots que je jette il y a le recul de la tête qui pense à F. Je parle avec mon amie, elle me sauve un peu de la douleur de l’absence de F., mais c’est encore lui que mon esprit recherche dans ses créations imagées et douloureuses. 
Les dés sont jetés, et encore une fois, la sentence me bousille les oreilles. La peur s’infiltre entre mes dents, par l’ensemble de mes muqueuses. 
La peur. 
Grande peur dans le bas du ventre. 
Peur de ne plus peupler son cœur alors que son visage harcèle ma folie, 
Peur de perdre son amour, 
Peur surtout, 
De me perdre dans cette volatilisation des messages d’amour, de ne pas pouvoir m’identifier comme objet de désirs exclusifs, 
Peur de me rendre compte que je suis comme la mère, bousillée il y a des milliers d’années sous les coups du père. 
Peur, encore, de ne pas voir les yeux magnifiques de mes amies, de ne pas entendre leurs paroles, de ne pas pouvoir m’incarner avec elles tant qu’il ne m’aura pas assuré qu’il y a en moi quelque chose de spécial. 

Effrayée, de ne plus pouvoir apercevoir mes rêves au-delà du voile de son absence, 
De ne pas savoir qui je suis sans le fantasme d’un homme, 
De retrouver si vite la perte de R. dans mes entrailles à la mémoire multiséculaire, 
De ne trouver aucune expérience formatrice dans mon esprit amnésique. 

Il n’y a plus 
L’ombre imperceptible de tes paupières 
Ni l’écho amplifié de ta voix 
Les mots qui colportent l’amour ont quitté mes lèvres 
Les signe d’un au-delà immensifié par ton corps s’évanouissent 
Brusquement 
Je reste là, la peau pleine de chair rouge 
Et les yeux craintifs 
Je reste là, avec l’espoir fugitif d’un voyage futur auprès de tes songes, 
Je reste là, fatiguée de mes réminiscences impropres au repos des pores 
Je reste là et imagine le scintillement des perles sacrées. 

Qu’y a-t-il en nous, quel vide vient surgir, magmatique, quand l’homme ne parle plus ? Quel charnier archaïque l’idée de son corps avec une autre vient réveiller en moi ? 
La promesse d’une rupture imminente (« On en parlera plus tard, maintenant il faut prendre le temps de réfléchir », avait dit F.) qui n’arrive jamais me rentre sous la peau, investit tous mes organes. Abandonnique, ce terme s’impose à moi. Cette peur extrême de la séparation, de la perte : l’évidence de sa dépendance, malgré tous les textes qu’on a mis dans sa tête. 
Pleine de frayeurs archaïques, 
Et pourtant. Fanny Polly, cette autre F., qui vient déverser en moi la puissance d’une voix féminine qui ne parle presque jamais de l’amour des hommes, 
Fanny Polly qui vient me réveiller de sa colère juste, de son ton incisif. 

« On m’a donné un sort, ou plutôt donné un pouvoir 
On m’a traitée de folle, au taf comme aux bancs de l’école. 
On m’a traitée de sorcière 
Frappé fort mais je n’ai jamais fini par terre 

Et pourtant, mes amies et leurs pieds si posés par terre, et leurs voix si grandies de ces mots qu’elles m’offrent, 

Et pourtant, au bout de ma blessure d’abandon, l’espoir que ces voix-là seront celles que mon corps finira par choisir, malgré ses réflexes millénaires, l’espoir que l’Homme finira par devenir pour moi une source d’amour et non pas une promesse permanente de la perte. 

Le café a refroidi, mais je crois que j’ai eu raison de ne pas le finir. 

Quelques existences plus tard, plusieurs jours après avoir bu mon café, j’ai pu retrouver un espace de rationalité en moi, après deux semaines dans une grande tourmente émotionnelle. 
F. est revenu, il y a eu des mots, beaucoup de mots, et je me suis laissé convaincre par les mots de F. Parce que j’avais besoin encore, qu’F parle avec moi ; et il avait besoin aussi de cette présence pour lui. 
Mais un malaise persistait, la certitude d’un malheur sous-jacent derrières mes gencives. 
J’ai regardé, ma main restée sur la poignée de la porte, incapable de la fermer. 
Finalement, la fin : je n’irai plus arpenter les rues de la ville où vit F. Je ne ferai pas ce voyage. Et puis si, finalement, j’allais, ce sera bien. Mais non, je suis triste, je ne devrais pas être triste, et il continue de m’écrire, je n’arrive pas à penser, je veux son affection et je déteste sa présence. 

Finalement, un dimanche soir, la scène finale. Et moi, restée au bord de mon monde, au bord de moi-même, si fatiguée de ne pas avoir réussi à prendre une décision qui me parait évidente aujourd’hui. Surement l’envie de fantasmer, encore, d’alimenter cet univers de chimères que j’emporte avec moi depuis mes 13 ans. 

Un matin, l’envie d’écrire la chronique d’un monde parallèle. 

Dans ce monde parallèle, dès les premiers mots qui viennent rendre mes viscères incandescents, j’aurais arrêté de parler avec F, ou bien, j’aurais gardé mon ventre dans ma tête lorsque je lui parlais ; 
Dans un monde parallèle, j’aurais décidé d’arrêter de lui parler au moment même où il m’aurait dit « je ne peux pas écouter l’eau douloureuse couler de ta bouche, je suis en vacances » 
Dans un monde parallèle, mes émotions auraient été collées à mes baskets quand il aurait eu une absence totale de réaction face à ma cassure émotionnelle 
Dans un monde parallèle, j’aurais retrouvé un espace de moi qui n’a pas besoin de savoir que je suis spéciale pour lui 
Dans un monde parallèle, il n’y aurait pas eu F, mais disons, O., un gentil garçon, un garçon adorable qui m’écouterait quand je lui dirais que j’ai du mal à gérer mes émotions 
Dans un monde parallèle, je serais fière de moi, d’être là, à 28 ans, après les tentatives d’assassinats des pères, la maladie chronique et les amies qui s’enfuient 

Dans un monde parallèle, je m’appelle autrement 
Mais je suis moi 
Je respire plus calmement 
Mais je suis moi 
J’arrive à parler doucement, 
Mais je suis moi 
Je reconnais le regard des amis 
Avec moi 

Dans ce monde qui est désormais le mien, 
J’ai décidé d’écrire à F, 
De lui dire la douleur que son évasion récurrente m’a provoquée, 
De lui dire que l’on ne construit rien de beau avec des silences, 
De lui expliquer qu’il n’est pas plus entier en refusant avec sa bouche intempestive l’attachement qu’il semble pourtant rechercher de tout son corps, 

Dans ce monde qui est le mien, 
J’espère ne pas voir l’estime de moi se faire la male face à l’incapacité que j’ai eu à fermer une porte brusquement, 
Dans ce monde qui est le mien, 
J’irai voir les réparateurs d’âme pour mieux comprendre pourquoi j’ai laissé la porte entrebâillée,
Pour mieux comprendre pourquoi je n’ai pas su prononcer un adieu au bon moment 

Dans ce monde qui m’appartiendra bientôt, 
J’irai me réveiller avec l’âme méditante et le cœur plein d’espérance 
J’aurai compris que je suis une amie avec moi, une sœur pour moi, l’écho de mon ombre remplie d’âme  



* Lou Cadilhac 
J’ai toujours trouvé dans la littérature l’espace de ma plus intime intériorité. Je suis passionnée par la compréhension de mon existence et du monde, fascinée par l’altérité qui est soi et par l’étranger qui nous appartient.





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