[fr] Yanira Zúñiga Añazco - Une constitution féministe

    Il ne fait aucun doute que le paradigme constitutionnel s'est étendu et diversifié dans ses contenus et ses orientations, passant du libéral au social, mais cela n'a pas suffi à libérer le constitutionnalisme de ses préjugés sexistes. La relation entre subjectivité, droits et citoyenneté - l'un des piliers du constitutionnalisme - a été aussi accidentée que négligée lorsqu'il s'agit des femmes. Les constitutions ont non seulement été régulièrement écrites par des hommes et pour des hommes, mais elles ont également permis au masculin de devenir le véritable descripteur de l'humain et du politique et, par extension, le noyau autour duquel gravite le paradigme constitutionnel. Cet amalgame du juridique et du culturel explique un paradoxe : à quelques différences significatives près dans le monde, les femmes rencontrent régulièrement de grandes difficultés à bénéficier de ses implications matérielles et symboliques de la même manière que les hommes. 

    Le récent processus constituant chilien a suscité, entre autres attentes, celle liée à la possibilité de corriger (ou du moins d'atténuer) ce biais de genre. La convergence entre un organe de rédaction strictement paritaire et la revitalisation du mouvement féministe a encouragé l'idée que le processus chilien pourrait finalement « donner naissance » à une constitution féministe. Cette idée est devenue si populaire qu'elle a obligé l'académie chilienne à improviser une réflexion sur cette « nouvelle espèce constitutionnelle » qui a soudainement rejoint une taxonomie dans laquelle la préoccupation pour les femmes et le féminisme avait brillé par son absence.

    En revanche, une littérature encore émergente, qui examine les fruits des alliances féminines et les rendements de l'application des théories féministes au domaine juridique, postule l'émergence d'un constitutionnalisme féministe. Il s'agit d'un projet novateur, visant à repenser la théorie et la praxis constitutionnelles, en incorporant l'expérience féminine comme un apport transfigurant, plutôt que de la traiter comme une différence, une condition singulière ou une anecdote. Le constitutionnalisme féministe ne consiste pas à épaissir les catalogues constitutionnels avec de nouveaux droits (ce que le constitutionnalisme latino-américain a exploré avec peu de succès), ni nécessairement à saturer ces textes normatifs avec des clauses spécifiques au genre ; il implique une transformation plus profonde : réinventer, à la lumière des théories critiques féministes, toute la boîte à outils constitutionnelle. 

    En commençant par un examen du processus constituant chilien, je voudrais me joindre à cet effort. Je soutiendrai ici qu'une Constitution féministe - pièce clé pour structurer un constitutionnalisme de la même souche - se façonne à travers deux mouvements successifs et copulatifs : a) une délibération politique où la participation féminine est garantie tant dans l'octroi du texte constitutionnel que dans le développement ultérieur de son engrenage ; et b) un texte constitutionnel dont le contenu et les orientations normatives ont un potentiel suffisant pour transformer le système sexe-genre.  

    Comme je l'ai déjà mentionné, l'un des aspects pour lesquels l'expérience constituante chilienne a attiré l'attention du monde entier est lié à l'adoption d'un mécanisme de parité qui a garanti une composition strictement équilibrée de l'organe de rédaction. Dans les processus antérieurs à celui du Chili, le seuil de présence féminine dans les assemblées constituantes n'était que d'environ 30%. Vu sous cet angle, le processus chilien est une expérience radicalement innovante, non seulement en raison de la composition paritaire de la Convention constitutionnelle, mais aussi en raison de la mobilisation sociale féministe qui a servi de sédiment et de carburant. 

    L'expérience chilienne a fourni des preuves inestimables pour répondre à des questions qui, jusqu'à présent, restaient du domaine de la spéculation. Entre autres, que se passerait-il si la présence des femmes était équivalente à celle des hommes dans un corps constitutif, quel rôle joue un mouvement féministe vigoureux, comment tout cela affecte-t-il l'éventail des questions discutées et leur orientation réglementaire, dans quelle mesure cela déplace et reconfigure-t-il la frontière entre le public et le privé ? 

    À la veille de la fin de ce processus - et indépendamment du fait que le texte produit par la Convention constitutionnelle soit ratifié ou non par les citoyens lors du prochain plébiscite - nous disposons de preuves irréfutables pour soutenir certaines conclusions. La première et la plus importante est que la composition des organes a une grande importance lorsqu'il s'agit de débattre, de rédiger une constitution ou d'adopter d'autres décisions juridico-politiques majeures. Dans le cas du Chili, la présence des femmes a joué un rôle de catalyseur, cristallisant des normes procédurales qui ont orienté les travaux de la Convention, relatives à la présidence de la plénière et des commissions, à l'utilisation de la parole, à l'interdiction des formes de harcèlement, de violence et de discrimination de genre, et à la conciliation de la vie publique et familiale.

    Deuxièmement, l'expérience chilienne a montré que les règles de parité déploient tout leur potentiel lorsqu'elles sont alimentées par une mobilisation féministe. Cette combinaison de facteurs peut faire des intérêts oubliés des protagonistes, voire des exclus de la politique constitutionnelle traditionnelle. C'est ce qui s'est passé avec la clause des droits sexuels et reproductifs (art. 61), qui mentionne explicitement, entre autres dimensions protégées, l'accès à l'avortement. Cette clause a été approuvée par la plénière après avoir été promue comme une initiative populaire par un groupe d'organisations féministes. Même si l'accès à l'avortement est considéré par les normes constitutionnelles internationales et comparatives comme une condition pour l'exercice non discriminatoire des droits reproductifs, il est évident qu'une clause comme celle mentionnée ci-dessus aurait difficilement pu être approuvée par les pouvoirs constitués (encore fortement masculinisés), qui ont été ouvertement réticents à assouplir les sanctions de l'avortement, en élargissant le modèle des indications à un modèle de limite de temps. 

    L'un des aspects les plus intéressants de la parité de genre dans l'expérience chilienne a été sa plasticité et son dynamisme. L'élection de la Convention constitutionnelle, dans laquelle la parité de genre a fini par profiter davantage aux hommes qu'aux femmes, a tiré les premières sonnettes d'alarme sur les risques liés à l'adoption d'une vision rigide. La Convention a préféré une conception de la parité flexible à plusieurs égards. Bien qu'elle soit transversale à l'appareil public (elle atteint, selon l'article 6.2, « tous les organes collégiaux de l'État, les organes constitutionnels autonomes et les organes supérieurs et exécutifs de l'Administration, ainsi que les conseils d'administration des entreprises publiques et semi-publiques »), elle fonctionne comme un plancher pour l'intégration des femmes (au moins cinquante pour cent de ses membres), plutôt que comme un « plafond », et elle est modulable, allant de l'impératif au recommandable, selon le type d'organe.

    L'une des plus grandes controverses sur la portée et les implications de la parité entre les sexes est apparue à propos de son extension au système judiciaire, où elle est combinée avec le mandat d'appliquer une perspective de genre indépendamment de la compétence des tribunaux (art. 312.1 et 3). Certains ont vu dans cette formule un excès, une menace pour les principes d'égalité et d'impartialité qui régissent l'activité juridictionnelle. Cependant, il existe suffisamment de preuves pour démontrer que ce sont les préjugés sexistes qui affectent l'impartialité judiciaire et non la perspective de genre qui cherche à les corriger. Ces préjugés résident dans les raisons masquées, souvent inconscientes, qui sont utilisées par les tribunaux pour justifier la restriction ou la sous-protection des femmes. La combinaison de la parité et du mandat de statuer dans une perspective de genre suggère que la Convention constitutionnelle n'a pas adopté l'idée - controversée en termes empiriques - que les femmes, du fait qu'elles sont des femmes, sont susceptibles de statuer dans une perspective de genre. Cette idée est confirmée par les dispositions de l'art. 343, paragraphe j) de la proposition, qui charge le Conseil de justice (le nouvel organe chargé du gouvernement judiciaire) de « garantir la formation initiale et la formation continue de tous les fonctionnaires et assistants de l'administration de la justice, afin d'éliminer les stéréotypes de genre et de garantir l'incorporation de la perspective de genre, de l'approche intersectionnelle et des droits humains ».

    Il ne fait aucun doute que le genre est un fil conducteur de la proposition constitutionnelle. Il est possible d'y identifier, au moins, 31 clauses qui font référence à des questions liées aux femmes, à la parité et à la perspective de genre. Mais s'agit-il d'un texte au potentiel transformateur, digne de l'étiquette de constitution féministe ? À mon avis, oui, non seulement en raison de la présence de ce tissu dense de clauses spécifiques au genre, mais aussi parce que celles-ci abordent les axes de la structure patriarcale (violence, discrimination, appropriation du travail des femmes, répartition inéquitable des soins, de la procréation et de la sexualité) en vue d'en contrecarrer les effets. Plus important encore : parce que le texte vise à universaliser l'expérience féminine, marquée par les soins et la gestion de la dépendance, au lieu de la singulariser. Il reconnaît le care comme une condition humaine, établissant, entre autres, un droit universel à prendre soin, à être pris en charge et à prendre soin de soi (art. 50) et conçoit l'interdépendance comme un descripteur des individus (art. 4), des relations entre eux, entre les peuples, et entre eux et la nature (art. 8) ; et comme une caractéristique des droits humains dans leur ensemble (art. 17). 



* Yanira Zúñiga Añazco est titulaire d'un doctorat en droit de l'Université Carlos III de Madrid et est professeur titulaire à la Faculté des sciences juridiques et sociales de l'Université australe du Chili, où elle donne des cours de licence, master et doctorat sur les droits humains et le genre. 
Courriel : yzuniga@uach.cl



[1] Traduit de l’espagnol par Andrea Balart.




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