« L’agressivité n’est pas une solution » « Ce n’est pas en les agressant que vous allez changer les hommes » « il ne faut pas brusquer les choses, les changements, ça prend du temps »
Et ribambelles d’autres appels à la tempérance, à l’action sur le temps long, à la pédagogie positive ; et moralisation sempiternelle de tous ces hommes pleins jusqu’à la gorge ouverte de rationalité politique.
Vous ne comprenez pas, nous ne sommes pas en colère par principe : nous sommes en colère parce que nous, la violence patriarcale, nous la vivons dans le vif de nos veines, dans la mort de nos peaux violées, dans la rougeur de nos muqueuses pénétrées sans notre consentement.
Nous sommes en colère parce que quand nous entendons le mot « viol », pour beaucoup d’entre nous, nous ne voyons pas juste défiler des statistiques et des études socio-psychologiques, mais l’hypermnésie de ces traumatismes qui nous poursuivent implacablement.
Parce que quand nous entendons « harcèlement de rue », nous ne concevons pas juste un phénomène de société, mais nous repassons en boucle ces scènes d’agressions symboliques que nous vivons depuis les plus précoces signes de notre puberté ; parfois même, avant.
Alors oui, je le dis, moi quand je parle de féminisme, de charge mentale, d’agression sexuelle, de féminicide, souvent, je perds mon sang froid ; je suis agressive de façon récurrente et je crie plus fort que je ne le voudrais. Ce n’est pas parce que je pense que cette réaction est stratégiquement la meilleure pour déconstruire les structures symboliques et concrètes du système de pensée patriarcal. Ce n’est pas, malgré ce que je peux entendre autour de moi, parce que je prône la violence et la lutte antagoniste comme mode d’action.
Si parfois je sens ces entrailles-là qui sont les miennes se nouer quand j’entends mes proches en parlant de celui qui est accusé d’avoir consciencieusement défoncé le consentement de jeunes filles qu’il faut « séparer l’homme de l’artiste », si parfois les larmes me viennent aux yeux quand j’entends des amis faire des blagues sur la pédocriminalité, si je ressens en moi l’envie de faire mal à ce représentant de la masculinité toxique qui vient me signifier clairement que l’espace publique lui appartient, c’est parce que je suis devenue femme en connaissant la grande dissociation de l’être qu’est le viol ; c’est parce que j’ai appris que mes sœurs et moi, nous devions nous battre chaque jour pour que l’expression de notre identité passe par autre chose que nos attributs physiques et notre capacité à être douce et aimante, parce que j’ai vécu mon adolescence en me demandant à quel moment j’allais être ostracisée pour ma conduite sexuelle jugée par le tribunal de l’opinion comme déviante, parce que j’ai passé des heures à corriger mon comportement, mes tenues et mon maquillage pour être femme sans l’être trop, pour être aimable sans être bandante, pour être charmante sans être aguicheuse.
Parce que le Père a aussi souvent été le violeur, parce que l’ami a aussi été l’agresseur, parce que le monde autour de nous semblait tracer immanquablement le cercle étouffant de notre vulnérabilisation par une idéologie pluriséculaire qui avait décidé que la distinction de genre devait dessiner une frontière infranchissable entre le sujet et l’objet, entre le décideur et l’exécuteur, entre le dessinateur de monde et le réceptacle d’existences déjà tracées.
Pour toutes les femmes d’hier et d’aujourd’hui, pour tous les vagins franchis par force, pour toutes les voies tues par le corps bandé d’un pseudo partenaire, pour tous les corps tombés sous les coups de l’incontinente violence des hommes, pour toutes celles-là, et pour moi, je suis en colère et chaque fois qu’un homme viendra m’expliquer comment je suis censée mener la lutte pour défendre le genre féminin, chaque fois qu’ils viendront me dire qu’il ne sert à rien de s’énerver, je ne serais plus désolée de mon emportement, parce que cette colère vient me signifier une chose : le grand renversement idéologique est en cours ; nous sommes en colère et nos voix qui s’élèvent si haut viennent rompre le silence d’un système de pensée jusque-là invisible et indolore ; nous sommes en colère et cette colère nous encourage à venir penser et déconstruire tous ces éléments enroulés autour de nos corps sans même que nous en remarquions les traces sur notre chair scarifiée. Nous sommes en colère et messieurs, si vous voulez avoir droit de parole dans cette belle assemblée que nous avons composée, alors venez marcher avec nous, organisez-vous en assemblée pour nous expliquer ce que vos corps et vos êtres ont aussi dû endurer dans cette grande mascarade archaïque que nous avons jouée ensemble si longtemps. Venez comprendre la grande déconnexion de vos émotions qui vous a été imposée, venez comprendre pourquoi tant de vous viennent noircir nos corps d’hématomes pour se sentir exister.
Mais messieurs, cessez de me dire un verre de vin à la main, au bar du quartier et entouré de votre boys club, à quel point c’est « extrémiste » et « violent » de venir militer sur la place publique contre un homme accusé de pédocriminalité. Ne venez plus, ô vous apôtres du dimanche midi, me dire que je dois comprendre qu’on ne changera pas tout en un mois et que je dois calmer mes ardeurs.
Messieurs, cessez de ne poursuivre que l’unique but d’éviter toute culpabilité. Vous n’êtes pas coupables d’avoir hérité d’un système, mais vous serez complices de sa perpétuation si vous ne venez par défaire les liens de vos privilèges, vous serez complices si vous dénoncez notre colère pour mieux délégitimer notre lutte contre l’oppression, vous serez complice si vous venez relayer l’éternel discours de l’hystérie féminine au lieu de venir écouter les souffrances que nous avons entassées pendant toutes ces années au creux de nos hanches meurtries.
Messieurs je ne vous juge pas en criminels, mais ne me jugez pas en hystérique incapable d’accéder à d’autres espaces de l’expression que celui de la passion et de l’emportement sans fondement.
Il nous faut entreprendre une resubjectivation des femmes, et cela se fait avec le corps. Sujet, objet ; sur ce thème, il y a un texte de Sartre qui vient me tabasser le cœur à chaque fois que je le lis. Ce texte, c’est Orphée Noir. Il y dit :
Qu'est-ce donc que vous espériez, quand vous ôtiez le bâillon qui fermait ces bouches noires ? Qu'elles allaient entonner vos louanges ? (…) Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d'être vus. Car le blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu'on le voie (…). L'homme blanc, blanc parce qu'il était homme, blanc comme le jour, blanc comme la vérité, blanc comme la vertu, éclairait la création comme une torche, dévoilait l'essence secrète et blanche des êtres. Aujourd'hui ces hommes noirs nous regardent et notre regard rentre dans nos yeux ; des torches noires, à leur tour, éclairent le monde et nos têtes blanches ne sont plus que de petits lampions balancés par le vent.
Le bâillon a été ôté de nos bouches, ce n’est pas pour venir vous consoler de devoir repenser votre masculinité ébranlée. Ce n’est pas pour reproduire encore et encore cette scène éternelle ou vous parlez et nous écoutons. « Il était regard pur » ; cela n’est plus. Nous avons retrouvé les couleurs de notre propre existence, et je peux vous assurer que nous ne perdrons plus jamais la capacité de voir ; nous n’oublierons plus comment sortir notre corps de l’immobilité traumatisée.
Nous autres qui avons vécu la domination au plus profond de notre corps, nous avons besoin de notre corps pour remonter à la surface de notre existence désormais émancipée ; besoins de nos cordes vocales éraillées par la souffrance pour vous dire que « nous sommes femmes, féministes, radicales et en colère ».
Et vous tremblez d’entendre l’écho de nos corps réveillés. Et vous tremblez de voir que ces corps là ne font pas qu’encaisser ; et indignation suprême : en se réveillant, ces corps ne dialoguent pas posément : non, ils hurlent, ils accusent, ils dansent et chantent les psalmodies des couleurs retrouvées.
Le mot « violence » ressurgit dans vos bouches comme une ultime barrière stratégique : au-delà de la violence point de discussion possible. Elles ont dépassé les bornes consciencieusement établies par les règles de l’Homme. Le Masculin revient au galop et nous charge pour nous empêcher d’être violentes.
Continuez donc de nous mettre au sol pour nous empêcher d’être violentes, mais nous n’arrêterons plus de vous signifier notre colère. Dans la rue, dans notre maison, dans nos lits et au seuil de votre pénis impatient.
Nous serons en colère, et c’est avec notre intériorité passionnée, c’est par notre corps lourd de ses traumatismes que nous interviendrons dans l’espace politique.
* Anaïs Rey-cadilhac, 25 ans ; intérêt pour la littérature, les sciences sociales et l’interculturalité de manière générale.
Après des études à Lyon, je vis actuellement à Montpellier ma ville d’origine où je donne des cours de FLE (Français Langue Etrangère).
Une belle plume bien incisive et tellement réaliste !
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