[fr] Lou Cadilhac - Emprise

Ce qu’on n’a jamais pu faire flotter 
Vaguement, jusqu’aux rivages autres
Les mots qui ne sortiront pas 
N’iront nulle part
Emprise 
Emprise tu n’as pas de forme
Ils ne voient rien de ton être 
Emprise ils te dénoncent, 
Mais ils ne connaissent rien des vaisseaux qui te transfusent
Ils te dénoncent 
Mais ils ne comprennent pas l’épaisseur de tes racines 

Et je ne peux aller plus loin dans ma gorge. 
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Il y a un blocage qui s’est inscrit dans ma pensée depuis un moment, une incertitude dont je n’arrivais pas à me défaire ; comme quelque chose, sur les rivages de mon esprit, que je voyais de loin, et, plissés les yeux : il y avait, cela, un regard flou dans ma tête quand je pensais à : ces choses. 

Ces choses, tous ces mots pleins de langage déjà structuré, tous ces mots pleins de bon sens, pleins d’expertise psychologique, mais dont l’essentiel me manquait : leur mise en relation, dans ma représentation, avec ces brumeux blocages bâtis avec acharnement et silence, que j’avais ressenti : dans mes muqueuses et, au fond de ma gorge. 
J’ai entendu : emprise, j’ai lu : manipulation, j’ai vu : violence. 

Mais jamais dans ces mots, je n’ai pu retrouver le vertige qui existe dans ces brumes-là ondoyantes, lourdes et verdâtres, la sueur de mon ventre et l’acidité qui remonte doucement dans mon thorax ; jamais, quand j’ai partagé ces mots – quand j’ai discuté de l’ « emprise », je n’ai pu donner, à ces autres, l’idée de la noirceur tourbillonnante qui s’était installée en moi quand, après que : son visage à lui est venu, quand il est apparu et qu’il m’a dit « je ne veux pas que tu lui parles » et « je vais vérifier ton téléphone », et que j’ai vu se déliter doucement mais fermement cette idée que j’avais de cet homme, cette certitude que j’avais de ma peau avec cet homme et ce combat acharné entre la nécessité de survivre en partant, et le besoin de survivre en restant, parce que partir c’était comme : couper sous moi tout ce qui était là depuis un an, c’était me dire : tu as des yeux remplis de brume et tu as fait : un mauvais choix ; c’était accepter : mon discernement psychologique, il n’y a rien que j’ai en moi de discernement, et puis les autres, moi avec les autres, me voir comme ça toute rayée, toute barbouillée de sa toxicité – de notre toxicité je savais qu’ils allaient me regarder comme ça doucement avec un peu de compassion mais beaucoup surtout de : pas qui s’en va par derrière, marche avec les yeux en face des miens mais les talons s’éloignent juste ce qu’il faut pour que je me rende compte que ce qu’il reste encore c’est : silence, et acidité et brume dans mon ventre et mon thorax. 

Tout ce qui construit ma vie depuis des mois, ce n’est : rien. Parce que je suis dessous, bien à plat-ventre en deçà de son emprise, parce que quand ces frémissements arrivent par le nord je ressens une angoisse-là de déclencher une explosion : viscérale. 

Je n’ai jamais pu confier, même quand je discutais d’emprise émotionnelle avec mes amies, cette peur immense, de révéler aux autres à quel point j’avais pu m’enfoncer dans une situation désespérée, j’ai eu tellement peur, tellement peur et sur mon front : victime, et puis, fragile, et puis : trop gentille. 
Et moi je regarde dans mes cavités : il y a, il y a une déformation des mots à l’origine du langage.

Et il y a deux choses qui se jouent en moi. Il y a cette expérience passée, de savoir que mes paniques étaient indicibles, que personnes ne pouvaient me sauver de cette déchirure hebdomadaire de ma peau qui avait eu lieu dans des immensités archaïques et ineffables. Ce blocage-là m’appartient : il est une difficulté qui m’est propre, que je dois travailler, que je dois déconstruire ; il a une archéologie, que je devine souvent de façon floue, mais qui existe quelque part, et qui fait remonter des flux tenaces dans la surface de mon être. 


Et puis, et puis il y a : nous tous, et notre incompétence émotionnelle, et notre indisponibilité – il faut d’abord s’occuper de soi-même, et la voisine d’Anouk, on ne s’en serait jamais douté, il avait l’air si normal, mais alors pourquoi vous auriez pu vous en douter si à chaque vulnérabilité dévoilée vous reculez : on ne veut pas savoir- désolée je n’ai pas le temps ; et je veux : leur dire, je vais mal, mais je vois qu’ils vont dire : désolée et puis « le sourire », mais ensuite, un pas de recul, lent et parcimonieux, mais il a reculé et je sais que cet éloignement est là parce que je suis triste et que mes problèmes ne sont pas de ceux dont on peut parler tous les jours alors la voisine elle a perdu pied et puis pourquoi elle n’a rien raconté mais le lendemain peut-être une petite fille avec l’entre-jambe qui la démange mais il ne faut pas se mêler des affaires des autres et voilà comment on massacre les femmes tous les jours c’est les sourires légers qui les assassinent c’est la certitude perspicace et ignoble d’être la seule chose de pesante et de glauque autour d’elle alors moi la boue je l’ai bien bouffé par toutes les extrémités pour qu’elle reste en moi et puis 

Et puis 

Et puis je déteste, parfois : que les gens ne veulent rien voir.



* Lou Cadilhac 
J’ai toujours trouvé dans la littérature l’espace de ma plus intime intériorité. Je suis passionnée par la compréhension de mon existence et du monde, fascinée par l’altérité qui est soi et par l’étranger qui nous appartient. 
 



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