[fr] Noémie Regnaut - À Claude Cahun (1894-1954)

Claude 

Je regarde ton autoportrait
celui qu’on appelle 
l’autoportrait au masque
celui où ton regard en coin défie le spectateur
Mais où tes yeux sont un peu 
de travers
Comme s’ils rêvaient de sortir de la photographie

Comment t’as fait Claude ?
Avec ton bordel identitaire
parce qu’on le voit partout
Ton bordel
dans tes jeux de masques tes déguisements ton nom
Comment tu cherches des
solutions provisoires au désordre de ton être
il faut le dire comme ça très vite
solutions-provisoires-au-désordre-de-ton-être
et au même temps ce qui est beau dans tes photos
c’est qu’elles existent
tu les as faites
peu importe qu’elles aient été exposées ou non
maintenant nous
on les regarde
moi
mes élèves
des jeunes filles
des jeunes hommes aussi qui veulent faire des exposés sur le théâtre féministe après 2010
tu te rends compte de ça ?
Que les premiers qui lèvent la main pour ce sujet ce sont des jeunes garçons ?
Bon
Est-ce que ça nous aide vraiment ?
Je ne sais pas
Ça ne nous aide pas vraiment avec le passé
Mais alors je regarde tes photos
Et je te repose la question
Comment t’as fait Claude ?

//

En 1937 Claude s’installe à Jersey
Sur une île donc
c’est un peu avant la guerre
Elle part avec celle qu’elle aime
elle quitte Paris et le boy’s club de la bohème
qui certainement devait moyennement apprécier une femme homosexuelle peu intéressée par la gloire
Ça aussi il faut le dire très vite
femme-homosexuelle-peu-intéressée-par-la-gloire
pas muse
pas séductrice
pas à lécher les bottes des grands-artistes
elle fais les choses pour elle
elle mène son « aventure invisible » comme elle l’appelle
elle bataille contre elle-même pour faire
parce que c’est très dur de faire quand on sait pas qui on est
Et puis là à Jersey
elle nomme sa maison « La ferme sans nom »
Jersey je ne connais pas mais je crois que c’est très vert
En tout cas c’est très paumé

Claude qu’est-ce que tu vas foutre à Jersey ?
Est-ce que c’est parce que tu as envie de partir loin, que vous allez là-bas
toi et Suzanne
celle que tu aimes ?

//

Moi aussi comme toi Claude 
j’ai envie de me dissimuler
D’un œil
et de l’autre j’ai envie de regarder droit devant
Avec courage
comme dans ton autre autoportrait
Celui où déguisée en homme
Tu es face à ton propre reflet dans le miroir
d’un côté nous avons ton regard
Et de l’autre tes yeux se perdent
insaisissables
Encore en dehors
Je n’ai pas envie d’être un homme
J’ai juste envie d’avoir l’assurance d’un homme
la sensation que de toute manière tu es à ta place et que celle-ci va de soi
Que d’une certaine manière les choses te sont dues ! 
Que le monde est découpé pour toi ! 
Que ton corps n’entre pas en jeu ! 
Ça oui j’aimerais 
Qu’est-ce que tu voulais toi Claude ?
Je sais que pendant la guerre tu t’es engagée
toujours avec celle que tu aimes
vous avez distribué des tracts aux soldats allemands pour les convaincre de faire défection
vous avez été condamnées à mort
puis votre peine a été commuée
Tout à la fin de la guerre 

Bon
Ça veut dire que d’une certaine manière
Tu avais beau être sur ton île
Tu n’as pas fui
ça c’est bon à savoir
Tu es partie mais tu as lutté
depuis l’endroit où tu pouvais être
Et puis Claude je voulais te dire aussi
Tu m’as fait rire
d’un bon rire
Ce genre de rire puissant qui dit
Ok j’en chie mais
Mais
Oui ! 
Tes photos en cowboy 
en nonne
Et celle où sur ta tunique 
tu as brodé l’inscription 
« I am in training don’t kiss me »
Parce que oui
On s’entraîne
parfois
On s’entraîne
pour nous 
enfin 
janvier 2023

* Noémie Regnaut est passionnée d’écriture et de photographie depuis l’enfance. Elle écrit des poèmes quand les mots lui viennent pour décrire sensations et lieux visités. Elle aime l’Histoire et les vieilles pierres. Elle écrit par ailleurs une thèse sur la photographie au théâtre et vit aujourd’hui à Berlin. 





Original photographies © Maria Luisa Espinoza (1) © Celeste Laila D'Aleo (2 & 3)
Image postproduction: Andrea Balart. 

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